Konrad Grob (1828–1904), La bataille de Sempach, 1878 (extrait). Propriété de la Confédération suisse, Berne

Sempach, Vienne/​Zurich – Un exemple magistral de construc­tion historique

Définition de mots croisés: héros de la bataille de Sempach, en sept lettres. Trop facile! Winkelried! Qui d’autre? Mais cela fait dix caractères et non pas sept. Alors peut-être son prénom, Arnold? Pas non plus: cela fait six lettres. Malédiction, comme est-ce possible?

Kurt Messmer

Kurt Messmer

Kurt Messmer travaille comme historien spécialisé dans l’histoire au sein de l’espace public.

Quand on analyse des produits de l’Usine historique, il faut toujours faire attention à leur origine. Pour notre définition, voici ce que nous savons: il s’agit d’une œuvre de commande réalisée pour le compte de la maison régnante autrichienne. Selon notre chroniqueur inconnu, le nom du héros de Sempach comprend sept caractères. De son point de vue, il ne pouvait s’agir que du duc Léopold, tombé au combat en 1386. Sept lettres, le compte est bon!

Portrait du héros de Sempach, le duc Léopold III d’Autriche (l’indication Léopold II est une erreur). Il est accompagné du commentaire suivant: « Histoire véridique et miraculeuse d’une bataille fameuse et d’une victoire glorieuse (...) lors de laquelle le duc, ses nobles compagnons et nombre de ses gens furent battus à Sempach par les Waldstätten (…) recueillie dans cet ouvrage pour honorer et plaire à son maître, seigneur de Lucerne, par le chancelier Renward Cysat, en l’an de grâce 1580. » Un auguste visage, la peau claire, le front haut, le nez et la bouche bien dessinés, les cheveux blonds lui tombant sur les épaules, l’air un peu maussade, le regard vaguement mélancolique. Le col officier noir est fermé, signe de distance, l’habit bleu est richement décoré de bordures dorées. Le blason de la maison Habsbourg, collé comme un timbre sur le portrait, en impose. Peut-on représenter un ancien adversaire avec plus de dignité et de respect?
Image: bibliothèque centrale et universitaire de Lucerne (propriété: Korporation Luzern), Ms. 124 fol.

Deux phrases, pas une de plus, c’est que la chronique de la ville de Zurich (source: Confédération) consacre à la bataille du 9 juillet 1386: « Le duc Léopold et ses seigneurs prirent position les premiers sur la montagne. Comme les Confédérés voulaient les en déloger, les seigneurs en redescendirent. » Chroniqueurs confédéré et autrichien se rejoignent sur un point: au début, l’avantage est aux Autrichiens, « sur la montagne ». Puis le rapport a dû s’inverser car les Autrichiens abandonnent leur position et ce sont les Confédérés qui se retrouvent finalement sur l’éminence. Aucune des deux sources – ni amie ni ennemie) – ne précise les raisons de ce tournant, qui en est à l’origine et comment les événements se sont déroulés. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le texte est avare de détails.

Les sources autrichiennes nous en apprennent davantage sur le chef de l’armée des Habsbourg. Il se bat pour garder l’héritage de son père auquel son rang lui donne droit. Après avoir pris dans un premier temps le dessus, les bannières autrichiennes vacillèrent, de nombreux chevaliers prirent la fuite en criant aux autres de se replier également. Selon le chroniqueur autrichien, le « noble prince » Léopold aurait pu avoir la vie sauve mais il informa ses hommes qu’il préférait une fin glorieuse à une existence dans le déshonneur. Il descendit donc de son cheval et se lança avec bravoure, « comme un lion », dans un combat sans issue, au mépris de la mort, avant de rendre finalement son âme dans les mains du tout-puissant.

Usine historique, point de vue des Habsbourg, la bataille de Sempach du 9 juillet 1386. Sur la gauche, au pied des remparts de la petite ville de Sempach, on aperçoit les Confédérés, reconnaissables aux armoiries d’Uri, de Lucerne et de Schwytz; les Habsbourg, avec leur bannière rouge-blanc-rouge, sont sur la droite. Le duc Léopold, qui vient de recevoir un coup de hallebarde de la part d’un soldat confédéré barbu, gît sur le sol au premier plan. Il a perdu son casque dans l’assaut si bien que l’on voit son visage noble et paisible et ses longs cheveux qui lui tombent sur les épaules. Le duc est reconnaissable à son bouclier orné de plumes de paon, que l’on voit au bas du tableau. Deux soldats confédérés le piétinent négligemment. L’artiste aurait difficilement pu manifester plus clairement son mépris des Confédérés et sa compassion pour Léopold. Le tableau est extrait d’une copie de la chronique de Vienne rédigée au couvent de Königsfelden, près de Brugg, qui abrite le cénotaphe des Habsbourg. Le texte date d’environ 1390 et le tableau de 1480.
Image: Chronique autrichienne des 95 seigneuries. Bibliothèque de la Bourgeoisie de Berne, Cod. A 45, fol. 114r.

Du côté des Confédérés, on explique d’abord le tournant de la bataille pour les raisons suivantes: « C’est à ce moment-là que Dieu tout-puissant vint au secours des Confédérés, qui purent vaincre à grand-peine les troupes du duc Léopold d’Autriche. » Conformément à une tradition très répandue au Moyen Age, la victoire est donc perçue comme un jugement divin. On ne trouve aucune trace de Winkelried. Pas plus que dans le premier Bürgerbuch (Livre des Bourgeois) de Lucerne, datant de 1386, qui évoque simplement une « glorieuse victoire ».

La période tumultueuse des années 1470 va marquer un tournant dans l’analyse historique des événements: dans l’accord de 1474 que l’on appellera plus tard « Paix perpétuelle », les cantons confédérés et la maison de Habsbourg convenaient d’un statu quo territorial. Ils ne toucheraient plus aux possessions (terres et seigneuries) de l’autre. Enfin un accord qui mettait un terme définitif aux conflits avec l’ennemi de toujours! Mais c’était insuffisant pour calmer les esprits: Unterwald refusa de reconnaître le traité. Et peu après, en 1476/77, trois victoires sur la Bourgogne, la principale force militaire d’Europe à l’époque, rebattirent les cartes. Les soldats confédérés en sortirent avec un prestige sans précédent. Les revenus du service mercenaire grimpèrent rapidement à des niveaux faramineux. Cela aurait dû stabiliser la situation mais ce fut tout le contraire qui arriva. En 1477, dans le cadre de l’expédition dite de la « Folle Vie », un corps franc composé de soldats de Suisse centrale envahit le pays de Vaud et ne fut stoppé qu’à grand-peine par les autorités. Cela motiva les puissantes villes de Zurich, Berne, Lucerne, Fribourg et Soleure à signer un traité de combourgeoisie. Allait-on assister à la naissance d’une nouvelle Confédération des villes? Le ver était dans le fruit d’autant que le partage du butin issu des guerres de Bourgogne avait déjà dégénéré en bisbilles. La querelle sur la combourgeoisie (1477–1481) opposant villes et campagnes menaçait de faire éclater la Confédération. Il fallut attendre le Convenant de Stans pour que la situation s’apaise quelque peu, non sans que les deux parties ne protestent avec véhémence.

Il faut des histoires mythiques pour renforcer le lien communautaire. Les récits héroïques sont là pour couronner les victoires et remblayer les tombes. C’est à cela que servent les histoires de Tell et de Winkelried. Guillaume Tell, considéré vers 1470 comme le maître arbalétrier de la légende des luttes pour la liberté de Confédération, apparaît un peu plus tard dans la chronique de Zurich. A cette époque, on ne parle pas encore de Winkelried. Mais dans la nouvelle version, le chroniqueur ajoute: « C’est à ce moment-là qu’un Confédéré plein de bravoure intervint. » On est en 1476, probablement après les victoires de Grandson et de Morat. Le courageux Confédéré n’avait pas encore de nom mais deux générations plus tard, il en aura un. Et en 1533, on apprend dans la version imprimée du Halbsuterlied que cet homme parle: « Un Winkelried qui dit (…) Ma pauvre femmes et mes pauvres enfants. » Enfin Aegidius Tschudi, le père de l’histoire suisse, le dotera même d’un prénom vers 1550: « Arnolt de Winkelried, un noble chevalier. »

Les sources historiques ne permettent pas d’appréhender, ni de près ni de loin, comment fonctionne l’Usine historique: dans un premier temps, c’est la main de Dieu qui décide de l’issue de la bataille. Près d’un siècle plus tard apparaît la figure d’un vaillant Confédéré et il faudra encore attendre quelques décennies avant qu’on lui donne un nom. Par la suite, on découvre aussi ce que cet homme aurait dit pendant le combat. Encore plus tard, on lui attribue un prénom et on l’élève au rang de chevalier, ce qui correspond à une coutume de la Renaissance. A mesure que l’on s’éloigne de l’événement, on en sait de plus en plus sur le héros. Magnifique exemple de construction historique...

La bataille de Sempach constitue non seulement un exemple parfait ce que peut produire l’Usine historique; elle marque également le début de la fin de la domination autrichienne sur le territoire de la Confédération. En 1386, la Maison de Habsbourg doit renoncer à de vastes régions du pays lucernois. Elle perd l’Argovie en 1415, puis la Thurgovie en 1460. Ces baillages communs administrés par la Confédération ont permis de mieux souder cette dernière jusqu’ici organisée de manière assez lâche. Sempach fut donc un point de non retour…

Monument de Winkelried-à Stans. Inauguré le 3 septembre 1865. Dans cette œuvre de Ferdinand Schlöth (1818–1891), tout est magistral: la conception, l’exécution et le message. Du point de vue tant conceptuel que formel, la statue illustre comme nulle autre la mentalité de l’époque de l’Historisme, et on peut l’interpréter comme un pacte intergénérationnel national du XIXe siècle. Le guerrier mort qui gît au sol représente le passé et les ancêtres qui, il y a des générations voire des siècles, ont posé par leur sacrifice les fondements de la Suisse actuelle. Le personnage central symbolise les fils de ces ancêtres, qui, ici et maintenant, offrent leur vie pour les générations futures. Enfin, le jeune guerrier qui se penche sur ses deux aïeux, incarne l’avenir. Le message est clair: l’œuvre des parents et des grands-parents profite aux jeunes et il incombe désormais à ces derniers de perpétuer le pacte intergénérationnel. L’histoire n’a pas forcément une vocation morale mais y insuffler des réflexions morales n’est pas nécessairement déplacé.

Sur le plan artistique aussi, le monument de Stans consacré à Winkelried peut être considéré comme un pacte intergénérationnel du XIXe siècle. En étudiant la sculpture de Stans, on voit nettement que le Bâlois Ferdinand Schlöth, avec son traitement subtil et différencié des surfaces, reprend à son compte une méthode de travail caractéristique de l’école de Thorvaldsen. Le Danois Berthel Thorvaldsen (1770–1844), qui conçut le lion de Lucerne (1821), influença la production artistique de Schlöth. Ce dernier fut à son tour le maître du Soleurois Richard Kissling (1848–1919), son plus illustre élève, auteur de la statue de Tell à Altdorf. Le lion de Lucerne, le monument de Winkelried de Stans, la statue de Tell de Stans: trois monuments, trois générations, trois époques.
Photo: Ikiwaner / Wikimedia Commons

Konrad Grob (1828–1904), La bataille de Sempach, 1878. Parmi les innombrables représentations de Winkelried, ce tableau du mythique sacrifice du héros de Sempach possède un statut iconique. On assiste à la phase décisive du combat: Winkelried se jette dans une forêt de lances, conférant à sa mort un caractère sacrificiel. Si son corps traduit une impression de puissance, l’expression de son visage reste douce, presque comme celle d’un saint. Le parallèle avec le Christ s’impose: le héros donne sa vie comme l’a fait avant lui Jésus. Comme chez Guillaume Tell, le culte du héros se pare d’une dimension religieuse. On lit dans les récits de l’époque que l’acte de Winkelried ne peut se comparer qu’à la Rédemption du Christ. En 1886, Sempach devient d’ailleurs un « lieu de grâce » et un but de « pèlerinage national ». Trente mille personnes venues des quatre coins de la Suisse s’y rendent dans des trains spéciaux.

L’expression de paix et de majesté que dégage le visage de Winkelried est encore renforcée par le contraste saisissant avec l’allure martiale des soldats qui l’entourent. Avec violence et furie, les Confédérés opèrent une percée dans les lignes des Habsbourg. Les bannières autrichiennes sont certes encore debout mais on a l’impression qu’elles se gonflent devant l’assaut tumultueux et que les haches, les fléaux d’armes et les hallebardes vont bientôt s’abattre, semant la mort et la désolation. Le peintre montre une météo en phase avec les événements qui se déroulent sur le champ de bataille: sur la droite du tableau, de sombres nuages descendent du Pilate pour se diriger vers l’armée autrichienne.
Image: Propriété de la Confédération suisse, Berne

Usine historique

Dans une série d’articles à la tonalité très libre, le professeur Kurt Messmer se plonge dans l’Usine historique et réinterprète d’anciennes données. Depuis des décennies, ce natif de Suisse centrale s’intéresse aux coulisses de l’Histoire. Les résultats de ses investigations sont passionnants, parfois irritants et de temps en temps révolutionnaires.

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La bataille de Sempach vue à travers la chronique du Lucernois Diebold Schilling, 1513. Le luxe de détails donne l’impression que le chroniqueur a été le témoin visuel du combat ou en tout cas qu’il était contemporain des événements. Or son œuvre est née plus d’un siècle après la bataille. Image: Lucerne, Korporation Luzern, S 23 fol., p. 32 + p. 33 (http://www.e-codices.unifr.ch/de/list/one/kol/S0023-2)
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Tableau exposé dans la chapelle commémorative de Sempach, rénové en 1554 ou repeint par Hans Rudolf Manuel (1525–1571). Deux tiers de l’œuvre sont consacrés à la représentation de l’armée autrichienne. L’artiste a voulu montrer la supériorité écrasante des troupes vaincues à l’aide d’une forêt d’étendards. Les sources des deux camps ne nous apprennent pas grand-chose sur les forces en présence. Pendant un certain temps, le personnage de Winkelried était à peine identifiable car d’innombrables visiteurs l’avaient touché avec leurs cannes ou leurs mains mouillées de transpiration. Image: Archives de Sempach
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Le tableau La mort de Winkelried du peintre et pasteur de Lausanne Jean-Elie Dautun (1766–1832), créé vers 1820, a été offert à la ville de Sempach par les descendants du peintre dans le cadre des 500 ans de la bataille 1386/1886. Le sujets et les motifs symbolisent la force intégrative du patriotisme à l’époque. Image: Archives de Sempach
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La mort de Winkelried à Sempach, 1894, assiette décorative de Hans Wilhelm Schultz (1859–1924). Le grand étendard des Confédérés étonne: depuis la bataille de Laupen en 1339, les soldats helvétiques portaient certes des croix mais le drapeau suisse n’en est pas moins anachronique car il suggère un Etat, qui, à l’époque, n’existait pas. Image: Musée national suisse
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L’enterrement de Winkelried, projet de mosaïque pour la façade donnant sur la cour intérieure du Musée national, Hans Sandreuter (1850–1901). Cette œuvre antérieure à 1898 n’a jamais été réalisée si bien que certaines niches de la façade sont restées vides pendant plus d’un siècle. Depuis octobre 2016, ces niches sont occupées par les figures de Mario Sala. Image: Musée national suisse
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«Die moderne Sempacherschlacht», élections au Conseil national de 1899. Winkelried est perçu comme un précurseur par les socio-démocrates. Sur ce tract des élections au Conseil national de 1899, Winkelried se sacrifie pour le progrès social. Une façon pour les socialistes, à qui l’on reprochait souvent leur manque de patriotisme, de renvoyer la balle à leurs adversaires à l’époque de l’industrialisation. Image: Archives Sociales Suisses
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Le monument de Winkelried à Stans réalisé par Ferdinand Schlöth (1818–1891), carte postale de 1916. En plein milieu de la Première Guerre mondiale, cette carte postale devait renforcer l’esprit de sacrifice. Le dessinateur s’est donc permis de prendre quelques libertés: le piédestal, la croix suisse et le lion, de même que le Lac des Quatre-Cantons et les sommets couronnés de neiges éternelles ont été inventés pour souligner son propos. Image: Musée national suisse
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«Herr Winkelried 1939». La représentation du monument de Winkelried de Stans évoque 1386. La bataille de Sempach et la Deuxième Guerre mondiale qui menace s’entremêlent en rêve. Car la situation de 1939 requiert elle aussi une attitude courageuse. Heureusement, tout cela n’était qu’un rêve... Image: tiré du journal satirique Nebelspalter, janvier 1939
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Le 9 juillet 1940, le général Guisan participa à la cérémonie commémorant la bataille de Sempach. A cette occasion, il demanda au pasteur Hans Erni de lui montrer le livre de la bataille. Peu après, le 25 juillet, au Grütli, il dévoila sa stratégie du réduit national aux officiers supérieurs de l’armée. Durant la Deuxième Guerre mondiale, histoire et mythes étaient appelés en renfort à des fins d’affirmation de sa force. Photo: bibliothèque centrale et universitaire de Lucerne, archives photographiques
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Hans Erni (1909–2015), affiche réalisée dans le cadre de la campagne de la votation sur l’introduction de l’AVS en 1947. Au XXe siècle, l’assurance vieillesse et survivants concrétise l’objectif de la Fondation Winkelried en faveur des descendants de soldats créée en 1886. Depuis les années 1920, Winkelried est considéré comme le père de l’AVS. Image: Archives Sociales Suisses
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