L’ERMETH au Musée de la communication de Berne. Photo: Musée de la communication, Berne

ERMETH – un ordina­teur made in Switzerland

Dans les années 1950, les ordinateurs n’étaient pas vendus à tous les coins de rue: il fallait les fabriquer soi-même. L’EPF de Zurich a relevé ce défi et développé l’ERMETH (calculateur électronique de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich), la première machine de ce type construite en Suisse. Cet appareil énorme, qui occupait toute une pièce, a fonctionné pratiquement sans discontinuer de 1956 à 1963.

Juri Jaquemet

Juri Jaquemet

Dr. phil., Conservateur Technologies de l’information et de la communication, Musée de la Communication, Berne

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les belligérants se livrent aussi à une course contre la montre pour développer des outils de calcul ultra-performants. Les premiers grands calculateurs sont conçus et fabriqués aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne pour élaborer des tableaux balistiques, développer la bombe atomique et décrypter les messages radio des Allemands. Ces ordinateurs de première génération sont des calculateurs programmables énormes, qui occupent une pièce entière, et capables d’effectuer des opérations simples: additions, soustractions, multiplications et racines carrées. Ces nouveaux appareils dissimulaient des circuits électriques tels que des relais ou des tubes à cathode incandescente. Les ordres sont donnés via un lecteur de rubans ou de cartes perforés, parfois aussi via la pose de câbles. Suivant l’appareil, les résultats étaient imprimés, stockés sur des cartes perforées ou apparaissaient sur un écran.

De 1939 à 1945, la Suisse calcule encore de manière analogique, au moyen de calculateurs à cartes perforées, de règles à calculer cylindriques ou simplement à la main. En 1948, la fondation de l’Institut de mathématiques appliquées de l’EPFZ marque le début de l’ère des systèmes programmables dans ce pays. Grâce à ses contacts étroits avec l’industrie mécanique, le professeur Eduard Stiefel (1909–1978), qui dirige l’institut, accélère le développement et la fabrication de tels appareils. Désireux de fabriquer un calculateur suisse, Stiefel et ses assistants, l’ingénieur en électricité Ambros Speiser (1922–2003) et le mathématicien Heinz Rutishauser (1918–1970), traversent l’Atlantique pour aller voir comment travaillent les pionniers des ordinateurs dans les instituts de recherche américains. Le transfert de savoir-faire réussit et en 1951, les trois hommes publient les résultats de leurs recherches dans un article intitulé « Programmgesteuerte digitale Rechengeräte », qui paraît dans les communiqués de l’institut de mathématiques appliquées. Le texte, l’un des tout premiers consacrés à ce nouveau domaine de recherche, éveille l’intérêt des spécialistes internationaux.

Complètement ignorant de ce qui se passe aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, l’ingénieur allemand Konrad Zuse (1910–1995) développe lui aussi des calculateurs automatiques pendant la Deuxième Guerre mondiale. Contrairement aux militaires anglo-saxons, les généraux de la Wehrmacht ne perçoivent que partiellement le potentiel de ces appareils. En 1949, Stiefel réussit à réparer un modèle Z4 conçu par Zuse et endommagé pendant la guerre et à le rapporter à l’EPFZ. L’appareil y sera utilisé en location de 1950 à 1954. Il s’agit du premier calculateur automatique programmable en service dans une haute école d’Europe continentale. Le plus souvent, il ne sert pas à résoudre les problèmes purement mathématiques qui passionnent les universités isolées dans leur tour d’ivoire. Grâce à sa puissance, il est plutôt utilisé dans le cadre de grands desseins (techniques). Les calculs de statique des constructions précédant la construction du barrage valaisan de la Grande-Dixence, haut de 230 m, vont par exemple durer plus de 100 heures. Le Z4 effectuera également les calculs aérodynamiques nécessaires au développement du chasseur-bombardier suisse P16 – un projet qui débouchera finalement sur un fiasco. Ces exemples montrent cependant bien que dès les années 1950, l’industrie a rapidement perçu – en fait dès les années 1950 – les avantages de ces puissants appareils.

Eduard Stiefel, 1955. Photo: ETH-Bibliothek Zürich, Bildarchiv

Heinz Rutishauser vers 1960. Photo: ETHistory

Le Zuse Z4 est le premier calculateur développé par l’EPFZ. Il a été opérationnel de 1950 à 1954. Photo: Bibliothèque de l’EPFZ, Archives photographiques / photographe: inconnu / Ans_00590-A / CC BY-SA 4.0
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Le Zuse Z4 a aussi été utilisé pour effectuer des calculs aérodynamiques dans le cadre du développement du chasseur-bombardier suisse P-16. Photo: Bibliothèque de l’EPFZ, 1955, Archives photographiques / auteur inconnu / dia_240-326 / CC BY-SA 4.0
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Le Z4 a aussi permis d’effectuer des calculs statiques dans le cadre du projet de barrage de la Grande-Dixence, en Valais. Photo: Bibliothèque de l’EPFZ, 1962, Archives photographiques / photographe: Comet Photo AG (Zurich) / Com_F62-00246 / CC BY-SA 4.0
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Le développement de l’ERMETH s’appuie sur les expériences accumulées avec le Z4 et le savoir-faire acquis aux Etats-Unis. Entre 1950 et 1956, Stiefel et son équipe fabriqueront ce gigantesque calculateur qui coûtera environ un million de francs suisses, soit huit millions de francs actuels. Les scientifiques sont plusieurs fois confrontés à des problèmes qui mettent leurs nerfs à rude épreuve: c’est d’abord le fournisseur des composants servant à l’alimentation en électricité qui fait faillite; puis, des tests réalisés chez Hasler AG, à Berne, montrent que les relais prévus ne résistent pas aux sollicitations auxquelles ils sont soumis. L’ERMETH est donc transformé en calculateur électronique. Mais de nouveaux problèmes apparaissent car les tubes produisent énormément de chaleur, ce qui a pour effet de surcharger la climatisation initialement prévue. Au début, la mémoire à tambour magnétique développée tout exprès ne fonctionne pas non plus correctement: elle ne supporte en effet pas les écarts de température et réagit de façon très sensible aux courants d’air. Certains fournisseurs ne donnent par ailleurs pas satisfaction: l’entreprise Remington Rand refuse par exemple de livrer les appareils à cartes perforées commandés. Et pour couronner le tout, on assiste à une fuite des cerveaux: en 1955, l’ingénieur en chef d’ERMETH, Ambros Speiser, est débauché par IBM, qui le charge de fonder et de diriger le laboratoire de recherche d’Adliswil (aujourd’hui Rüschlikon). Il choisit donc de passer à la concurrence américaine juste avant que le projet ERMETH n’aboutisse.

IBM ne lésine pas sur les moyens pour recruter les brillants éléments de l’EPFZ. Dans une interview « oral history » que l’on peut écouter au Musée de la communication, un assistant d’Ambros Speiser déclare qu’en 1956, une Cadillac est venue à Zurich pour le conduire à l’inauguration du laboratoire. L’étudiant, qui effectue alors son quatrième semestre, est impressionné par la longueur de la voiture mise à sa disposition exclusive et par le chauffeur en gants blancs. A Adliswil, on lui sert du champagne, et le CEO d’IBM, Thomas J. Watson Jr., vient personnellement le saluer. L’installation du géant américain en Suisse déstabilise l’industrie mécanique helvétique: après 1955, l’entreprise Hasler AG, qui a participé à la fabrication de l’ERMETH et soutenu financièrement le projet, jette l’éponge. Du côté de Berne, on est manifestement impressionné par la concurrence venue des Etats-Unis et on juge dès lors que les chances de s’imposer sur le marché international sont réduites.

L’ERMETH occupait une salle de l’Institut de mathématiques appliquées, dans le bâtiment principal de l’EPFZ. On aperçoit les armoires contenant les tubes qui fournissaient la puissance de calcul. Le pupitre de commande occupe le centre de la pièce. La mémoire à tambour magnétique fait encore défaut. Photo: Musée de la communication, Berne
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La mémoire à tambour magnétique est pleinement opérationnelle à partir de 1958. La photo est postérieure à la mise hors service de l’appareil. Photo: Musée de la communication, Berne
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Photo de 1963. L’équipe dirigeante de l’Institut des mathématiques appliquées de l’EPFZ pose une dernière fois devant l’ERMETH avant la mise hors service de l’appareil. Cinquième depuis la gauche, Eduard Stiefel s’appuie contre le pupitre de commande de «son» calculateur. Présent lui aussi depuis les débuts, Heinz Rutishauser est assis au premier rang, au milieu. Photo: Bibliothèque de l’EPFZ, Archives photographiques / auteur inconnu / Ans_05020 / CC BY-SA 4.0
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Malgré toutes ces embûches, l’ERMETH est progressivement mis en service dans le bâtiment principal de l’EPFZ de 1956 à 1958. Et entre 1958 et 1963, le premier « ordinateur » suisse fonctionnera pratiquement sans interruption. Des opérateurs de nuit recrutés parmi les étudiants de l’EPFZ prennent soin de l’ordinateur lorsque tous leurs camarades ont quitté les lieux. Comme le Z4 avant lui, l’ERMETH est employé à de multiples tâches. La programmation flexible permet d’effectuer des calculs pour différentes branches scientifiques comme la physique, les mathématiques, la chimie, la médecine et la biologie. Des externes qui louent l’ERMETH à l’heure ou à la journée utilisent par exemple l’appareil pour effectuer des calculs de statique des constructions ou des évaluations statistiques. L’armée suisse s’en sert aussi pour élaborer des plans visant à coordonner les tirs d’artillerie. Eduard Stiefel connaît parfaitement le domaine car il est colonel dans l’artillerie, ce qui facilite les choses.

En 1963, l’ERMETH est remplacé par un gros calculateur CDC 1604 de la firme américaine « Control Data Corporation ». A partir de là, les Américains vont dominer le marché. Mais en 1980, l’EPFZ réussit un nouveau coup de maître: développées sous la houlette du Suisse Niklaus Wirth, ingénieur en informatique à l’EPFZ, les stations de travail Lilith sont utilisées avec succès comme plateformes pour la recherche et le développement de logiciels. A peine plus volumineux que les PC actuels, les ordinateurs Lilith peuvent être pilotés par une souris via un interface utilisateur graphique.

Aujourd’hui, n’importe quel smartphone dispose de plus de puissance que le calculateur miracle ERMETH. Tous les appareils évoqués précédemment sont depuis longtemps considérés comme des pièces de musée. On peut par exemple admirer le Zuse Z4 au Deutsches Museum de Munich. Quant à l’ERMETH et à Lilith, les deux dinosaures de l’histoire suisse de l’informatique, ils coulent aujourd’hui une retraite heureuse dans la nouvelle grande exposition du Musée de la communication, à Berne.

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