La Suisse, nation du ski: mythe ou réalité?
La Suisse, nation du ski: mythe ou réalité? Musée national suisse

Tout le monde skie! Tout le monde?

La Suisse se considère comme une grande nation de ski. Mais d’où vient cette perception? S’agit-il d’un mythe ou d’une réalité?

Simon Engel

Simon Engel

Simon Engel est historien et responsable des relations publiques de Swiss Sports History.

En 1963, Vico Torriani, star du show-business aux multiples talents, célébrait dans une chanson la joie de vivre et l’identité nationale suisses: Alles fahrt Ski, alles fahrt Ski. Ski fahrt die ganzi Nation. Alles fahrt Ski, alles fahrt Ski, d’Mamme, dr Bappe, dr Sohn. Es git halt nüt Schöner’s, juhe, juhe, als Sunneschy, Bärge und Schnee. À partir des années 1960, le ski a été pratiqué de façon quotidienne par de nombreux Suisses. Celui qui ne skie pas n’est pas suisse! Difficile de savoir si, à l’époque, toute la nation ou seulement la moitié s’adonnait à ce sport d’hiver, faute de statistiques précises. Aujourd’hui, nous disposons de données fiables: d’après Sport 2020, une étude sur l’activité et la consommation sportives de la population suisse, le ski s’inscrit dans le top 5 à l’échelle nationale, aux côtés de la randonnée, du cyclisme, de la natation et de la course à pied. Au total, seuls 35% des Suisses le pratiquent cependant de façon régulière, ce qui représente tout de même une proportion très élevée comparé aux autres disciplines. Mais cela suffit-il à nous qualifier de «nation du ski»?
Vico Torriani a célébré la Suisse en tant que nation du ski. YouTube
Cependant, le secteur du tourisme, la politique et les médias persistent cependant à évoquer la Suisse comme nation du ski: pas une publicité n’échappe à la référence à cette tradition nationale de longue date, pas une rétrospective sur SRF Sport ne passe sous silence les médailles olympiques de Sapporo. Il s’agit d’une culture de la mémoire, qui prend corps à travers des événements collectifs dans les montagnes enneigées, les camps de ski et les courses à la télévision. Souvent agrémentés du refrain populaire de Vico Torriani. Cependant, dans la mesure où l’implantation du ski en Suisse résulte d’influences étrangères et des liens qu’entretenait le pays à l’international, il fallut tout d’abord «nationaliser» ce sport. Environ 70 ans se sont écoulés entre l’apparition des premiers enthousiastes et le mantra national de Torriani. À l’âge de pierre, l’homme utilisait déjà des lattes de bois pour glisser sur la neige. Jadis, les skis servaient souvent aux paysans et aux artisans comme moyens de transport et de déplacement. Les Norvégiens furent toutefois les premiers à en faire un sport, au milieu du XIXe siècle: la randonnée à ski (le ski de fond) et le saut à ski devinrent des loisirs courants pour toutes les catégories de la population. Ces pratiques arrivèrent en Suisse vers 1890, par le biais de commerçants et d’universitaires norvégiens ayant un lien avec des Suisses ou vivant dans le pays. Le ski fut cependant popularisé avant tout par le livre En skis à travers le Groenland de Fridtjof Nansen, un explorateur norvégien. Nansen y décrivait sa traversée du Groenland à skis, sensationnelle pour les conditions de l’époque. La bourgeoisie érudite d’Europe centrale fut fascinée par ce récit et, enthousiaste, se fit livrer les fameuses «raquettes norvégiennes»: le ski était la promesse d’abandonner l’agitation et la pollution des villes industrialisées pour l’air pur et la magnificence des paysages hivernaux.
À la fin du XIXe siècle, le ski était réservé aux touristes fortunés, tels que ces personnes dans les Grisons en 1890.
À la fin du XIXe siècle, le ski était réservé aux touristes fortunés, tels que ces personnes dans les Grisons en 1890. Musée national suisse

Le ski alpin: une invention britannique

En Suisse, les alpinistes furent les premiers à découvrir le ski pour leurs randonnées. Le premier club de ski fut créé en 1893 dans le Glaris, les premières courses eurent lieu en 1902 et la Fédération suisse de ski (FSS) vit le jour en 1904. Rapidement, la discipline s’étendit aux stations de sports d’hiver, telles que Saint-Moritz, Gstaad ou Davos, où se pressaient les touristes britanniques de la classe supérieure depuis les années 1870. Ces derniers, globalement férus de sport, avaient déjà importé en Suisse d’autres divertissements tels que le curling ou le hockey sur glace. Il fallut donc très peu de temps avant que certains découvrent cette nouvelle discipline. L’un d’entre eux était le Britannique Arnold Lunn, fils d’un entrepreneur qui proposait aux Britanniques aisés des séjours de vacances d’hiver à Mürren. Conformément à ses origines géographiques et sociales, Lunn Junior interpréta le ski selon les principes du sport britannique: compétition, vitesse et liberté de mouvement. Il s’agissait des valeurs d’une élite industrielle du XIXe siècle finissant, alimentées par la foi dans le progrès, la technique et la mesure des performances. Lunn trouva un terrain expérimental idéal sur les pentes abruptes des Alpes: avec des Britanniques et des Suisses partageant ses centres d’intérêt, il organisa à partir de 1911 des courses sur le principe du downhill only, c’est-à-dire consistant à descendre une pente le plus rapidement possible. Lunn et ses acolytes inventèrent ainsi le ski alpin, que l’on désigne aujourd’hui également sous le terme général de «ski».
Le downhill only expliqua en grande partie l’essor ultérieur à grande échelle du ski en Suisse et son positionnement comme facteur économique de taille: trouver une pente adéquate et la dévaler à toute vitesse s’avéra être un loisir plus plaisant et qui correspondait à l’air du temps, où l’émergence de la culture de masse poussait à multiplier les activités et les divertissements durant le temps libre. À ses débuts, le ski demeura cependant un plaisir réservé aux touristes et aux Suisses fortunés, synonyme de mondanité et de cosmopolitisme. La consécration du ski au rang de sport national de la Suisse et sa «nationalisation» ont avant tout été provoquées par les deux guerres mondiales.

Le ski devient un sport national avec les guerres

La Première et la Seconde Guerre mondiale mirent fin au tourisme international, sans toutefois faire disparaître le ski, car la Fédération, les téléphériques, l’hôtellerie et la politique tentèrent collectivement de cultiver l’appétence de la population helvétique pour les sports d’hiver. La FSS offrit ainsi du matériel aux jeunes et soutint la création d’écoles de ski et d’ouvrages cohérents consacrés à la discipline. Les fonds publics accordés par la Confédération et les cantons furent cependant décisifs et résultèrent du fort lobbying de l’hôtellerie et de ses complices auprès du Parlement: tout d’abord pour sauver les hôtels et les téléphériques, puis pour créer un billet de sports d’hiver à tarif réduit ou pour subventionner les camps de ski et les cours dans les écoles de ski. À partir des années 1940, certains cantons commencèrent à instaurer les vacances d’hiver, qui devaient être mises à profit pour aller skier.
La promotion prenait également la forme de rabais dans les écoles de ski.
La promotion prenait également la forme de rabais dans les écoles de ski. Swiss Sports History
L’armée participa elle aussi à ce projet d’envergure nationale: le potentiel militaire des skis fut découvert avant la Première Guerre mondiale et ces derniers comptèrent bientôt parmi l’équipement standard des troupes de montagne. Dès 1908, l’armée proposa ses propres cours de ski et lança même des actions promotionnelles avec le secteur du tourisme pendant la Seconde Guerre mondiale: avec le slogan «Gesunde Jugend. Wehrkräftiges Volk durch Wintersport» (Une jeunesse saine. Un peuple capable de se défendre grâce aux sports d’hiver), le général Guisan désigna les sports d’hiver comme le meilleur moyen de cultiver les forces physiques et morales nécessaires à la défense du pays.
Garde-frontière armé lors d’une ronde à ski, 1945.
Garde-frontière armé lors d’une ronde à ski, 1945. Musée national suisse / ASL
L’action de propagande concertée fut extrêmement fructueuse: grâce aux nouveaux touristes locaux, durant la saison 1943/44, le taux d’occupation des hôtels suisses était similaire à celui d’avant-guerre. Le conseiller fédéral Kobelt put ainsi déclarer en 1945: «La jeunesse suisse skie, tout le peuple skie et l’armée suisse skie!». Les nombreux succès internationaux des as de la discipline renforcèrent le sentiment d’être une nation du ski. Ce récit fonctionna parfaitement pendant presque 60 ans: les enfants apprenaient leurs premiers sauts au camp ou à l’école de ski, on dévalait les pistes en famille pendant les vacances d’hiver et les médias suivaient avec euphorie les stars suisses de la glisse. Au milieu des années 1980 apparurent les premières ombres au tableau, lorsque les snowboardeurs firent leur entrée sur les pistes, avec leurs tenues branchées et leur impertinence, et refusèrent de s’inscrire dans la tradition collective du ski. Ces «snobs» représentaient un nouveau mode de vie et un individualisme qui ont encore cours aujourd’hui: les Suisses disposent désormais de nombreuses activités, parmi lesquelles le ski en est une parmi d’autres. Le camp de ski est devenu «camp de sports d’hiver», les familles s’envolent pour les Maldives pendant les vacances et les médias s’intéressent désormais également au half-pipe, au biathlon et au big air. Tout le monde... fait ce qu’il veut!
Les médailles remportées par Pirmin Zurbriggen et Maria Walliser en 1987 à Crans-Montana ont renforcé le sentiment d’être une nation du ski.
Les médailles remportées par Pirmin Zurbriggen et Maria Walliser en 1987 à Crans-Montana ont renforcé le sentiment d’être une nation du ski. Musée national suisse / ASL
Snowboard Look d’Allemagne, fabriqué vers 1980.
Snowboard Look d’Allemagne, fabriqué vers 1980. Musée national suisse
Cette facette identitaire de la Suisse comme nation du ski est donc le fruit d’une habile campagne de marketing et entretient, aujourd’hui encore, des liens étroits avec le tourisme, le sport et l’armée. Le concept de «nation du ski» s’accompagne dorénavant d’un regard nostalgique sur la période comprise entre 1930 et 1990. Les «maïeuticiens» norvégiens et britanniques sont cependant exclus du tableau et, lorsqu’ils resurgissent malgré tout, c’est avant tout sur leur lieu de prédilection. Voilà comment fonctionnent les mythes nationaux: la période de l’histoire qui contredit le concept national est toujours omise ou évoquée uniquement de façon approximative. La Suisse comme nation du ski est par conséquent un mythe au pouvoir d’attraction désormais en berne: que signifie l’histoire de Pirmin Zurbriggens, le «genou de la nation», pour un immigré kosovar de deuxième génération? Que répond une élève de 15 ans lorsqu’on lui demande si elle compte skier pendant les prochaines vacances d’hiver? Les réponses pourraient se révéler décevantes...

Swiss Sports History

Swiss Sports History
Ce texte est le fruit d’une collaboration avec Swiss Sports History, le portail consacré à l’histoire du sport suisse. Ce dernier a pour vocation de fournir des services de médiation scolaire ainsi que des informations aux médias, aux chercheurs et au grand public. Pour en savoir plus, rendez-vous sur sportshistory.ch.

Autres articles