En juin 1968, des jeunes réclament la création d’un centre de jeunesse autonome à Zurich. La manifestation dégénère: c’est l’émeute du Globus. Photo: Keystone/Str

Les enfants de 68

Cet automne, Stefan Zweifel et Juri Steiner présentent au Musée national de Zurich leur perspective de la génération 1968. Dans cette interview, les deux commissaires d’exposition invités discutent de l’esprit de 1968 et de ce qu’ils considèrent personnellement comme les pièces maîtresses de l’exposition.

Alexander Rechsteiner

Alexander Rechsteiner

Après avoir suivi des études d’anglais et de sciences politiques, Alexander Rechsteiner travaille aujourd’hui au sein du département Communication du Musée national suisse.

Juri Steiner et Stefan Zweifel, vous êtes nés tous les deux à la fin des années 1960. Êtes-vous des enfants du « Summer of Love » ?
Juri Steiner (rit) : Pas tout à fait, j’ai plutôt été conçu vers Noël 1968.

Vos parents étaient-ils des « soixante-huitards » ?
Stefan Zweifel : Oui, et comment. Mon père était avocat et a défendu les personnes victimes de violences policières lors des émeutes du Globus. C’est la raison pour laquelle il nous est possible de montrer des documents inédits qui proviennent de la cave de mes parents. J’ai ensuite eu la carrière classique d’un enfant des années 1968 : premier jardin d’enfants libre et première école primaire libre dans lesquels ma mère était très engagée.

Steiner : Mes parents n’étaient pas des « soixante-huitards ». Ils étaient déjà trop occupés par leur petit magasin et par la vie de famille. Je pense cependant qu’ils ont bien perçu le sentiment général de l’époque selon lequel demain ou après-demain, tout serait plus libre et mieux. Cela a dû être pour eux aussi un sentiment positif et exaltant.

Quand avez-vous commencé à vous intéresser au mouvement des années 1968 et à ses objectifs ? Dès votre jeunesse ou plus tard ?
Zweifel : J’ai assisté à l’âge de 13 ans au mouvement « Züri brännt » de 1980. Généralement, ma mère venait aux manifestations et me montrait comment se comporter quand la police faisait son apparition. À cette époque, j’ai naturellement commencé à m’intéresser aux histoires de mes parents sur 1968. En 1980, les problèmes qui n’avaient pas été résolus en 1968, tels que le « centre de jeunesse autonome », ont été remis sur le tapis. Mais les manifestations et les graffitis étaient beaucoup plus anarchistes et dadaïstes. Très tôt, les liens entre ces deux tendances m’ont intéressé.

Steiner : 1980 a été, pour moi aussi, une des clés d’accès au mouvement des années 68. J’étais certes encore trop jeune et de plus à l’Albisgüetli, donc loin de la ville. Mais, même à onze ans, on comprend que quelque chose se met en mouvement sans être maîtrisé ni par la politique, ni par la société. Je n’ai réalisé l’existence d’un lien direct entre « Züri brännt » et 68 que plus tard, au gymnase ; en 86 en quelque sorte. À partir de là, mon approche de 1968 s’est effectué par l’intermédiaire de l’art de cette époque qui, débordant d’énergie et d’initiative, s’est révélé être d’une incroyable fécondité.

Les Doors ont fourni la bande-son des mois troublés de 1968. Photo: Passaport AG

Les commissaires invités de l’exposition « Imagine 68 » Stefan Zweifel (à gauche) et Juri Steiner présentent leur vision de 1968 en mettant en scène une oeuvre utopique. Photo: Musée national suisse

L’oeuvre « Lipstick (Ascending) on Caterpillar Tracks » de Claes Oldenburg est représentée comme modèle dans l’exposition. © Yale University Art Gallery, Gift of Colossal Keepsake Corporation Copyright 1969 Claes Oldenburg

Comment cela s’exprime-t-il dans l’exposition ?
Steiner : En 1968 en France, il y avait l’« Internationale situationniste ». Ce groupe tirait les ficelles idéologiques lors de l’occupation de la Sorbonne à Paris. En fait, il s’agissait d’un groupe artistique qui ne produisait plus de l’art pour les musées, mais voulait créer de nouvelles situations publiques. En ce sens, dans notre exposition, nous ne percevons pas 1968 comme un mouvement politique mais comme une oeuvre d’art utopique.

Zweifel : Nous tentons de reproduire ce mélange explosif entre pop’art politique et typiquement apolitique. Sans dénoncer le pop comme étant superficiel et le politique comme étant figé, nous laissons ces deux mouvements s’interpénétrer, comme sur une aquarelle.

Quelles sont pour vous les pièces maîtresses de l’exposition ?
Zweifel : Pour moi, c’est la sculpture intitulée « Love » de Robert Indiana, qui est devenue un symbole mondial de cette période. Dans la version présentée dans notre exposition, le mot LOVE figure quatre fois, mais, lorsqu’on regarde à travers le O, il rappelle un révolver à barillet.

Steiner : L’oeuvre pop’art de Claes Oldenburg « Lipstick (Ascending) on Caterpillar Tracks » est un objet qui, bien qu’absent, apparaît dans l’exposition. C’est un bâton de rouge à lèvre gonflable et surdimensionné placé sur les chenilles d’un char. Oldenburg l’a créé à l’université de Yale avec des étudiants en architecture. Il n’a naturellement pas été possible de l’acheminer à Zurich. Nous avons cependant pu contacter l’artiste et son atelier a mis à notre disposition le modèle de l’original de ce char-rouge-à-lèvre.

Zweifel : Un autre objet clé de l’exposition est sans aucun doute l’oeuvre de Jean Tinguely « Rotozaza », qui revêt dans notre contexte une nouvelle signification. Nous combinons la machine à détruire les bouteilles de Tinguely avec la photo d’un lanceur de cocktail Molotov à Paris. Dans cette situation, les bouteilles de Tinguely se transforment en cocktail Molotov. Cette oeuvre sera en action une fois par semaine, détruisant joyeusement des bouteilles. Ce créatif destructeur de Tinguely reçoit dans ce contexte une connotation politique.

L’oeuvre de Jean Tinguely « Rotozaza » va joyeusement détruire des bouteilles une fois par semaine. © Museum Tinguely, Basel

Le soixante-huitard qui est en vous fait-il son apparition ?
Zweifel : Oui, tout à fait. 1968 était en effet un soulèvement contre toute autorité. L’autorité dans une exposition sur 1968 consisterait à ne présenter que des oeuvres classiques de l’art politique de 1968. Nous refusons naturellement de nous soumettre à cette autorité en présentant des choses face auxquelles les soixante-huitards, comme mon père, ne peuvent que secouer la tête.

Steiner : Certes, au-delà des oeuvres d’art, nous présentons aussi des objets à valeurs documentaire et historico-culturelle, mais l’art nous permet de montrer quelque chose de très beau : la créativité de l’époque n’a pas atteint sa période de demi-vie. Nous ne voulons pas recréer l’atmosphère nostalgique ou folklorique de la révolution de cette génération, mais la force créatrice que renferment ces objets doit être palpable. Dans cette exposition au caractère de collage, ils sont particulièrement marquants.

Au sein de ce collage, on trouve des références qui telles que les films « Apocalypse Now » ou « Full Metal Jacket » ne sont pas tirées des années 1968.
Steiner : Cela montre effectivement le problème fondamental auquel on se heurte lorsqu’on se penche sur les mouvements de 1968. Quand débutent- ils, quand se terminent-ils ? Et que s’est-il passé au juste durant ce court été ? L’échec des utopies de 1968 ne devient véritablement visible que dans les années 1970. Il apparaît alors que la consommation à grande échelle existe encore et continue de croître.

Zweifel : Dans le cas d’« Apocalypse Now », la musique joue un rôle central. « The End » des Doors est de 1967 et anticipe de manière quasiment prophétique l’échec de la révolution. Un des collages cinématographiques que nous présentons dans un grand espace reprend cette mélancolie. Les extraits de films tels que « Apocalypse Now », « Zabriskie Point » ou « 2001 : l’Odyssée de l’espace » rendent perceptible l’échec de la révolution et reflètent le vide universel après 1968.

« Imagine 68 » est votre première exposition en tant que commissaires d’exposition dans la nouvelle aile du Musée national. Est-ce-que cela a été un défi pour vous ?
Steiner : À la différence du pavillon, dans lequel nos précédentes expositions ont été présentées, la nouvelle aile n’est pas un espace neutre. « Dada Universel » était la dernière exposition dans le pavillon et nous avons pu exploiter le fait que celui-ci serait démoli au terme de l’exposition. Le public a pu s’en approprier symboliquement en se défoulant sur ses cloisons à l’aide de craie. Le bâtiment « brutaliste » de Christ et Gantenbein génère d’autres défis. Le grand escalier d’apparat par exemple suscite l’imagination. Le scénographe Alex Harb a pu intégrer le cadre architectural dans le concept de l’exposition à tel point que l’espace parle le language de 1968.

Zweifel : Le visiteur doit s’attendre à quelque chose de spectaculaire dans le grand escalier, mais nous n’en dirons pas plus. Cela est certes en contradiction avec les thèses situationnistes, mais nous vivons dans une autre époque et nous traitons les mots d’ordre et les contenus de 1968 de manière libre et ludique.

Imagine 68.Le spectacle de la révolution

Musée national Zurich

14.09.18 - 20.01.19

Le collage des deux commissaires d’exposition invités, composés d’objets, films, photographies, musique et oeuvres d’art permet de ressentir et de revivre l’atmosphère de 1968. Steiner et Zweifel jettent un regard exhaustif sur la culture de cette période, flottant au travers des « Silver Clouds » de Warhol vers l’imaginaire de l’époque.

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