Aucune arme n’était aussi importante pour un chevalier que son épée. Illustration tirée de la Chronique universelle de Rodolphe d’Ems, vers 1300.
Aucune arme n’était aussi importante pour un chevalier que son épée. Illustration tirée de la Chronique universelle de Rodolphe d’Ems, vers 1300. St. Gallen, Kantonsbibliothek, Vadianische Sammlung

Au nom du Seigneur…

Que signifient les signes et les inscriptions sur les épées médiévales? Décryptage.

Adrian Baschung

Adrian Baschung

Adrian Baschung est historien et directeur du musée Altes Zeughaus de Soleure.

Durendal, l’épée de Roland, premier chevalier au service de Charlemagne, aurait contenu des reliques de l’apôtre Pierre et de la Vierge Marie. Ainsi placé sous la protection des saints et de Dieu lui-même, le héros accomplit les hauts faits que l’on sait. Nombreux furent les adversaires qu’il abattit de cette arme, avec laquelle il brisa sans effort un imposant rocher. Et à l’issue de son dernier combat contre les «Sarrasins», dans les Pyrénées, Roland lança de toutes ses forces son épée en direction du royaume franc, empêchant ainsi Durendal de tomber entre des mains ennemies. Grâce à l’archange Michaël, l’épée parcourut plusieurs centaines de kilomètres pour aller se ficher dans un rocher du village de Rocamadour, où on peut encore l’admirer. C’est en tout cas ce qu’affirme l’une des nombreuses légendes à la gloire de Roland et de sa fameuse épée.
L’épée Durendal à Rocamadour.
L’épée Durendal à Rocamadour. Wikimedia
Le héros de la Chanson de Roland, sans doute composée au XIe siècle, fut un modèle épique pour toute la chevalerie du Moyen Âge classique. Sa personnalité incarne toutes les vertus du chevalier chrétien. Défendre la foi chrétienne par l’épée faisait aussi partie des devoirs des chevaliers. Rien d’étonnant, donc, à ce que l’arme emblématique des guerriers ou des chevaliers ait porté dans sa matière même un appel à l’assistance divine lors des combats. Dans le cas du légendaire Roland, il s’agit de reliques; mais pendant le Moyen Âge classique, de simples inscriptions implorant l’aide de Dieu suffisaient. C’est à l’historien suisse Rudolf Wegeli (1877 – 1956), directeur du Musée d’Histoire de Berne, que remonte l’étude systématique des signes et des inscriptions figurant sur la lame des épées. À partir de nombreux exemples datant du haut Moyen Âge au début de l’époque moderne, Wegeli a tenté un décryptage systématique de ces inscriptions. Longtemps, ce champ de recherche a suscité une certaine condescendance, mais depuis les années 2010, on assiste à un véritable revival de l’étude scientifique des inscriptions sur les épées.
Au nom du Seigneur: Hans von Hallwyl part au combat.
Au nom du Seigneur: Hans von Hallwyl part au combat. Musée national suisse

Brève introduc­tion

Si les épées du haut Moyen Âge, du Moyen Âge classique et du bas Moyen Âge portaient parfois des textes entiers, les inscriptions se faisaient fréquemment sous forme d’acronymes, dont chaque lettre renvoyait à un mot ou à une phrase entière. On peut donc penser que certaines longues suites de caractères en apparence incohérentes reprenaient en fait les initiales de psaumes entiers de la Bible, d’une devise personnelle ou d’une invocation divine, ainsi gravés dans le métal. INRI, qui signifie «Iesus Nazarenus Rex Iudaeorum» (Jésus le Nazaréen, roi des Juifs), est l’un des acronymes les plus connus. Le décryptage et la datation des inscriptions sont un sous-domaine de l’épigraphie, c’est-à-dire de la science des inscriptions, sur laquelle même les historiens spécialistes des armes s’appuient. L’étude des inscriptions sur les épées est donc un travail interdisciplinaire fort utile. Elle ne s’efforce pas uniquement de décoder ce qui est écrit, mais s’intéresse aussi à l’aspect des caractères, qui peut être important pour la paléographie (étude des écritures anciennes), la datation et la détermination de la région où fut fabriquée l’arme. Trois exemples montreront à quel point l’étude des armes historiques et l’épigraphie peuvent être passionnantes.
Épée à une main, fabriquée entre 1150 et 1250 en Allemagne.
Épée à une main, fabriquée entre 1150 et 1250 en Allemagne. Musée national suisse

Au nom du Seigneur…

La première épée offre une bonne introduction à notre thème. Forgée entre 1100/1150 et 1225, elle constitue l’exemple type de l’épée tenue à une main. Sa longueur totale est de 90 cm. De chaque côté de sa lame, on distingue une gouttière dans laquelle sont gravées des inscriptions. Les lettres ont tout d’abord été creusées au burin, les espaces vides étant ensuite comblés avec du fer. Cette technique s’appelle le damasquinage. La succession des lettres sur le plat de la lame est encore tout à faite lisible. Nous ne nous occuperons que d’un côté, les inscriptions étant assez semblables de part et d’autre. Voici ce que l’on peut lire: + I N I O M I I N D I I +.
Graphisme inscription sur épée
Il s’agit d’un acronyme de l’invocation latine IN NOMINE DOMINI (au nom du Seigneur). L’inscription s’accompagne de deux croix potencées, l’une la précédant, l’autre la suivant. Comme il ressort des manuscrits chrétiens et des inscriptions funéraires, ces croix peuvent être interprétées comme des croix d’invocation. Quel pouvait être le sens de l’accumulation de lettres «I» et de leur position? Nous ne le savons pas. Il pourrait s’agir d’une cacographie, c’est-à-dire d’une déformation involontaire de la formule. De forme assez grossière, les lettres s’inspirent des capitales de l’écriture romaine, ou romane. Les damasquinures au fer apparaissent entre 1050 et 1150, ce qui correspond à l’écriture utilisée. Cependant, le pommeau est d’une forme dont la mode se développa au début du XIIIe siècle. On peut donc émettre l’hypothèse qu’il s’agit d’une épée relativement ancienne, qui reçut ultérieurement un nouveau pommeau.
Épée portant une inscription, fabriquée en Allemagne, 1300-1350.
Épée portant une inscription, fabriquée en Allemagne, 1300-1350. Musée national suisse

Au nom du Sauveur?

Le deuxième exemple d’invocation de Dieu pose un petit défi par le caractère fortement abrégé de son texte. Il s’agit ici encore d’une épée à une main, qui par sa forme peut être datée à la fin du XIIIe siècle ou au début du XIVe. Elle est dotée d’un pommeau en forme de disque, d’une garde plate recourbée et d’une longue lame rainurée des deux côtés. Sa longueur totale est de 84,1 cm. Les deux gouttières de la lame sont ornées d’une même suite de lettres et de croix avec des traces éventuelles de damasquinure d’argent. Le relevé de ces inscriptions donne de chaque côté: + N N S D +.
Graphisme inscription sur épée
Les lettres sont entourées de deux croix d’invocation qui sont dans cet exemple des croix pattées. La première barre verticale (le fût) des capitales porte un petit trait transversal qui est un signe d’abréviation: il indique que d’autres lettres du mot ont été omises. On notera aussi la forme intéressante des deux lettres «N». Si la première est écrite de manière linéaire (capitale), la seconde présente les formes rondes et souples de l’écriture onciale. Le mélange de ces écritures apparaît au XIIIe siècle. Le «S» peut être interprété comme l’initiale du mot SANCTUS (saint) ou SALVATOR (sauveur/rédempteur), qui comme le mot BENEDICTUS (béni) se retrouve sur d’autres épées de cette époque. Le déchiffrage possible de cette suite de lettres suit le même schéma que pour la première épée. Si l’on part de l’hypothèse qu’il s’agit ici aussi d’une invocation religieuse, on obtient l’interprétation suivante: Avec SANCTUS adjectif: IN NOMINE SANCTI DOMINI (au nom du saint Seigneur) ou IN NOMINE SANCTI DEI (au nom du saint Dieu) Avec SALVATOR: IN NOMINE SALVATORIS DOMINI (au nom du Sauveur et Seigneur) ou NOMINE SALVATORIS DOMINI Quelle que soit l’interprétation de cette formule, il s’agit probablement toujours de légères variantes de diverses invocations en usage dans la liturgie catholique et dans les prières. Il est néanmoins fort vraisemblable que les lettres NN (S) D renvoient à la formule IN NOMINE DOMINI. L’invocation du Sauveur est quant à elle une invocation de Jésus Christ. La forme des caractères permet de déduire que la fabrication date de la fin du XIIIe ou du début du XIVe siècle.
Épée du XIIe siècle.
Épée du XIIe siècle. Musée national suisse

À la grâce de Dieu

Dans notre dernier exemple, ce n’est pas à un acronyme que nous avons affaire, mais à un mot entier lié lui aussi au dieu de la Bible. La lame de cette épée, qui date probablement de la fin du XIIe siècle, porte une inscription dont le sens ne peut être compris que grâce à une connaissance fine de la foi chrétienne. L’épée est dotée d’un pommeau champignon en bronze, joliment travaillé, avec lignes damasquinées. La garde est de coupe ronde et la longue lame porte une gouttière de chaque côté. Si l’ornementation a quasiment disparu d’un côté de la lame, l’autre gorge présente l’inscription suivante: AINANIA
Graphisme inscription sur épée
Le mot AINANIA est gravé en capitales romaines dans lesquelles on distingue des restes de damasquinure au fer. Cette inscription présente deux caractéristiques intéressantes. La première est qu’il s’agit d’un palindrome, c’est-à-dire qu’elle peut se lire dans les deux sens. La seconde est la lettre centrale «A», écrite à l’envers. Le mot AINANIA est une déformation, sans doute destinée à former un palindrome, de la phrase verbale hébraïque «Dieu est miséricordieux», que l’on retrouve dans la Bible sous la forme du prénom masculin Hanania ou Anania. Il est composé du verbe ḥnn (être/se montrer miséricordieux) à la troisième personne du singulier, et de la forme brève du nom de Dieu JHWH comme sujet en deuxième position, soit: «Yahweh est (a été) miséricordieux». Ce qui permet d’expliquer aussi la forme du palindrome et du «A» tête à l’envers. En effet, quelle que soit la façon dont on tourne ou retourne l’arme, l’affirmation de la miséricorde de Dieu reste toujours lisible. Les lettres utilisées sont rigoureusement géométriques, construites à partir d’éléments linéaires, sans les «renflements» qui apparaîtront avec le passage à l’écriture gothique. La forme des caractères et les damasquinures de fer indiquent que cette épée a dû être fabriquée dans le dernier quart du XIIe siècle.

Autres articles