La tabatière dorée ornée sur son couvercle de L’œuf de Colomb, peinture émaillée.
La tabatière dorée ornée sur son couvercle de L’œuf de Colomb, peinture émaillée. Stiftung Schloss Jegenstorf / Photo: Murielle Schlup

L’œuf de Colomb

Une tabatière chargée d’histoire(s), ou comment un cadeau offert par le roi Frédéric Ier de Wurtemberg à son ami Philipp Emanuel von Fellenberg se retrouva deux siècles plus tard au centre d’un vol fameux.

Murielle Schlup

Murielle Schlup

Historienne de l'art et spécialiste de la culture indépendante

En 1492, à l’époque où Espagnols et Portugais se font concurrence pour être les premiers à découvrir une route maritime pour commercer avec les Indes, Christophe Colomb (1451-1506), le célèbre navigateur, entreprend sa première expédition avec le soutien du trône de Castille. Convaincu de l’existence d’un accès par l’Ouest, il se lance dans la traversée de l’Atlantique. En octobre, il aperçoit enfin une terre à l’horizon et débarque sur une île des actuelles Bahamas. Convaincu d’avoir rempli sa mission, il donne au continent qu’il a abordé le nom d’«îles d’Indes occidentales» et à ses habitants celui d’Indiens. Lorsqu’il retourne en Espagne l’année suivante, il y reçoit un accueil triomphal. On célèbre le héros audacieux, le brillant navigateur, on le sacre premier vice-roi de la Nouvelle-Espagne, on le charge, sur ordre du couple royal formé par Isabella Ire de Castille et Ferdinand II d’Aragon, de réaliser une nouvelle expédition pour explorer les côtes des «Indes orientales».
Portrait de Christophe Colomb par Ridolfo Ghirlandaio (1483-1561).
Portrait de Christophe Colomb par Ridolfo Ghirlandaio (1483-1561). Wikimedia

«Vous auriez pu le faire, mais moi, je l’ai fait!»

Mais Colomb ne récolte pas que gloire et honneurs à son retour au pays. De fiers membres de la cour d’Espagne n’éprouvent qu’envie et jalousie pour «l’étranger génois» et s’efforcent discrètement de minimiser ses exploits. Ces efforts culminent en 1493, lors d’un festin que le cardinal Mendoza organise en son honneur à Barcelone, si l’on en croit une anecdote bien connue: des courtisans présents à table, et passablement alcoolisés, laissent entendre que les exploits de Colomb n’ont été qu’un jeu d’enfant et que n’importe qui aurait pu en faire autant. Les mers du monde sont ouvertes aux quatre vents, un navigateur espagnol aurait atteint le même résultat. En un mot, ils font passer Colomb pour un aventurier de pacotille qui ne doit sa bonne fortune qu’au hasard. Au lieu de s’agacer de ces railleries, Colomb, raconte l’histoire, aurait fait apporter des œufs durs et mis au défi les convives de les faire tenir debout sans qu’ils se renversent. Tous font de leur mieux, mais aucun ne réussit. Après plusieurs tentatives infructueuses et de longues minutes de tergiversation, tous les invités concluent à un problème insoluble. C’est alors que Colomb saisit un œuf et, sans autre forme de procès, le dresse de telle sorte que la base s’aplatit légèrement, l’empêchant de retomber. Médusés, les commensaux se récrient sur un ton mi-admiratif, mi-agacé qu’il n’y a là rien d’extraordinaire et qu’eux-mêmes auraient évidemment pu en faire autant. Colomb aurait alors eu cette réponse: «Bien sûr, mais la différence, messieurs, c’est que vous auriez pu le faire et que moi, je l’ai fait!»
Columbus Breaking the Egg de Thomas Robson
Colombus breaking the Egg, de Thomas Robson (1798-1871), d’après une gravure de William Hogarth (1697-1764), Londres, 1752. Colomb est entouré de ses détracteurs (représentés de façon caricaturale). La composition de la scène, de part et d’autre de la table, s’inspire de La Cène de Léonard de Vinci. Warrington Museum and Art Gallery
Nul n’a jamais pu prouver que l’anecdote se soit réellement déroulée de cette manière, ni même qu’elle ait impliqué Christophe Colomb. La première mention écrite remonte à 1565 à Venise, dans la première édition de l’Historia del mondo nuovo, de Girolamo Benzoni. Lui-même ne connaissait cependant l’histoire que par ouï-dire. Giorgio Vasaris livre lui aussi un récit similaire dans ses biographies d’artistes publiées en 1550, Vite de più eccellenti architetti, pittori e scultori italiani, mais sa version parle de l’architecte Filippo Brunelleschi (1377-1446) et de la construction de la coupole de la cathédrale de Florence. Peut-être Colomb s’est-il simplement réapproprié une histoire qu’il connaissait déjà, peut-être lui a-t-elle été attribuée par ses admirateurs. Impossible de le savoir. Toujours est-il que l’anecdote est passée dans le langage courant avec l’expression «l’œuf de Colomb», que l’on retrouve dans plusieurs langues pour dire que des problèmes apparemment compliqués ont souvent des solutions évidentes. Encore faut-il les appliquer concrètement et avec succès, et non se contenter de les trouver...

«L’œuf de Colomb» dans un cadeau royal

Le roi Frédéric Ier de Wurtemberg (1754-1816), à la recherche d’un cadeau approprié pour Philipp Emanuel von Fellenberg (1771-1844), se servit lui aussi de cette histoire. En effet, le souverain, passé en 1806 du statut de prince électeur à celui de roi, rendit cette année-là visite au célèbre agronome, pédagogue et économiste bernois sur son domaine d’Hofwil, près de Münchenbuchsee. Cette exploitation agricole d’un genre innovant, pourvue d’équipements pédagogiques exemplaires et attirant des élèves et des curieux de toute l’Europe, voire d’outre-mer, jouissait d’une aura internationale. Les théories et les avancées de Fellenberg faisaient des émules en de nombreux endroits.
Le roi Frédéric Ier de Wurtemberg, en armure et habits royaux.
Le roi Frédéric Ier de Wurtemberg. Ce souverain «de poids» (au sens propre du terme, puisqu’il pesait près de 200 kilos et mesurait deux mètres), conscient de son pouvoir, suivit ses objectifs avec constance. Wikimedia
L’agronome, pédagogue et économiste bernois Philipp Emanuel von Fellenberg.
L’agronome, pédagogue et économiste bernois Philipp Emanuel von Fellenberg. Musée national suisse
Le roi finit par choisir un délicat travail d’orfèvrerie, une tabatière dorée dont le couvercle s’ornait d’une peinture représentant l’épisode de l’œuf de Colomb. Par ce présent, il entendait rendre hommage à l’esprit pionnier de Fellenberg, à son dynamisme et à sa détermination. Il en faisait quasiment un «conquérant» de ses «domaines», un «découvreur» d’idées nouvelles et de méthodes non conventionnelles appliquées avec pugnacité, osant sortir des sentiers battus pour atteindre ses objectifs. Fellenberg, comme Colomb, avait ses détracteurs (Pestalozzi, par exemple) mais face à eux, restait imperturbable.
La tabatière dorée ornée sur son couvercle de L’œuf de Colomb, peinture émaillée.
Une tabatière dorée pas comme les autres: L’Œuf de Colomb, immortalisé par une peinture délicatement émaillée sur le couvercle. L’artisan a de toute évidence pris la gravure d'Hogarth pour modèle (voir plus haut). Stiftung Schloss Jegenstorf / Photo: Murielle Schlup
Le roi Frédéric Ier lui-même se distinguait principalement par sa posture de défricheur conscient d’être investi d’un grand pouvoir. Il transmit le souci urgent des réformes agraires à son fils et successeur Guillaume Ier qui, dès son plus jeune âge, se familiarisa avec le système agraire et l’année de son couronnement, en 1816, alors que le Wurtemberg était comme d’autres frappé par une grande famine et d’importants problèmes d’approvisionnement, visita lui aussi Hofwil. Guillaume Ier abolit le servage et fonda en 1818 un institut de formation basé sur les idées de Fellenberg. Il posait ainsi les jalons de mesures ultérieures plus importantes visant à moderniser et à intensifier les méthodes de culture et d’élevage, ce qui lui permit d’accroître la production agricole. Le succès de ses initiatives lui valut non seulement la réputation de «paysan parmi les rois», mais aussi celle de «roi de l’agriculture».

L’œuf de Colomb au cœur d’un vol

Mais revenons à notre tabatière dorée à «l’œuf de Colomb». Celle-ci se retrouve quelques années plus tard, avec tout l’héritage de Fellenberg, dans un musée érigé sur le domaine d’Hofwil puis, après sa suppression, dans le château de Jegenstorf, où il trône dans une antique vitrine. En 2000, elle est remarquée par Stéphane Breitwieser, un Alsacien que les médias, le moment venu, désigneront comme «le plus célèbre des voleurs d’art». Dans les années 2000, ce fanatique d’art à forte tendance kleptomane est l’un des criminels les plus recherchés au monde. Il a commis la plupart de ses vols en France, en Allemagne, en Belgique, au Danemark et en Suisse, dérobant à chaque fois des objets dans des institutions soigneusement sélectionnées, principalement des petits musées, mais aussi des châteaux, des églises, des monastères, des galeries et des salles de vente aux enchères.
Amateur d’art et kleptomane: Stéphane Breitwieser lors du délibéré de son jugement à Strasbourg, en janvier 2005.
Amateur d’art et kleptomane: Stéphane Breitwieser lors du délibéré de son jugement à Strasbourg, en janvier 2005. Keystone / EPA / Christian Hartmann
En douceur, sans arme ni masque, et même souvent sans gant, M. Breitwieser pénètre le musée durant les heures d’ouverture, achète un billet comme n’importe quel visiteur, sélectionne sa cible, dérobe l’œuvre élue et disparaît pendant que sa compagne et complice fait le guet. Il parvient la plupart du temps à ouvrir les vitrines à l’aide d’un simple couteau suisse. Il cache ensuite son butin sous son manteau ou le jette par la fenêtre avant de le récupérer un plus tard à l’extérieur. C’est à peu près ainsi qu’il procède avec la tabatière du château de Jegenstorf. La vitrine ne présente qu’un petit éclat à côté de la serrure qu’il a forcée avec habileté. Et comme il a redisposé le reste de la vitrine avant de la refermer, personne ne remarque le vol avant que la police alsacienne ramène la petite boîte, intacte, quelques mois plus tard. Car la «carrière» de Stéphane Breitwieser prend fin en 2001, d’abord avec son incarcération à Lucerne. Il est condamné à six ans de prison par les justices suisse et française.
Pour effacer toute trace après l’arrestation de son fils, la mère de M. Breitwieser a détruit et jeté des dizaines de peintures et de dessins
Pour effacer toute trace après l’arrestation de son fils, la mère de M. Breitwieser a détruit et jeté des dizaines de peintures et de dessins, dont des œuvres de Pieter Brueghel, de Lucas Cranach le Jeune, d’Antoine Watteau, de François Boucher et d’Albrecht Dürer. Plus d’une centaine d’objets se sont ainsi retrouvés dans le canal Rhin-Rhône. Nombre d’entre eux ont pu être repêchés en faisant baisser le niveau de l’eau, dont la tabatière à L’Œuf de Colomb. Keystone / AP / Cedric Joubert
En prison, il rédige une autobiographie dans laquelle il se présente comme un grand amoureux de l’art, capable de commettre des vols étonnants car apparemment impossibles grâce à des «solutions» banales, justement. Cette posture lui vaut provisoirement une certaine reconnaissance, on le reçoit à l’occasion de lectures publiques où il jouit de sa réputation d’«Arsène Lupin des musées». Cependant, libéré en 2005, il ne cesse par la suite, et jusqu’à aujourd’hui, de récidiver. Son image de gentleman-cambrioleur épris de beauté se trouve irrémédiablement écornée depuis que l’on sait que, malgré ses assurances maintes fois réitérées selon lesquelles il ne tirerait aucun profit de la vente de ses vols, il avait l’intention de vendre ce qu’il avait volé. Morale de l’histoire: avec le recul, on s’aperçoit souvent que toutes les «solutions» simples et a priori géniales ne sont pas convaincantes ni, en l’occurrence, légales.

L’œuf pourri de Colomb

Il en va de même pour Colomb: sa solution originale et a priori toute simple de traverser l’océan lui valut d’abord un triomphe qui marqua aussi l’apogée de sa carrière. Mais il ignora jusqu’à sa mort que ses calculs, faux, lui avaient en réalité fait manquer sa cible, et qu’il n’avait absolument pas rempli sa mission. Jusqu’à son dernier souffle, il crut dur comme fer avoir été le premier à trouver une route maritime vers l’Asie. Celle-ci ne fut en fait découverte qu’autour de 1497/1498 par le navigateur portugais Vasco de Gama (1469-1524), qui aborda le problème sous un angle radicalement différent, en contournant le continent africain par le Sud en direction de l’Inde. Christophe Colomb ne sut jamais ce qui ne cessa de se confirmer par la suite, à savoir qu’il avait «découvert» un continent jusqu’ici inconnu des Européens. On ne s’étonnera donc pas que cette terre nouvelle n’ait pas été nommée d’après le Génois, mais en hommage au navigateur italien Amerigo Vespucci (1454-1512), l’un des premiers explorateurs à suivre son intuition qui lui soufflait qu’à l’ouest de l’Europe dormait un «Nouveau Monde»: l’Amérique.
Lithographie illustrant le premier carnet de voyage de Christophe Colomb, Epistola de insulis nuper inventis, 1493.
12 octobre 1492: contrairement à ce qu’il croit, Christophe Colomb ne débarque pas sur une île au large des Indes, mais sur une île des Bahamas nommée Guanahani par les autochtones. Lithographie illustrant le premier carnet de voyage de Christophe Colomb, Epistola de insulis nuper inventis, 1493. Universitätsbibliothek Basel
Certes, au cours des siècles suivants, Colomb fut présenté comme un grand découvreur, y compris dans les livres d’histoire. Il tombe aujourd’hui d’autant plus violemment de son piédestal (au sens propre du terme dans certains endroits), car la brutalité de l’invasion des îles caribéennes initiée par l’explorateur a entraîné une catastrophe démographique, posant les fondations de la colonisation du «Nouveau Monde» qui s’ensuivit – sanglante et grosse de conséquences. Le regard à porter sur la découverte de Colomb, et surtout la critique de tout ce qu’elle a déclenché, fait aujourd’hui l’objet de polémiques persistantes.

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