La vie des femmes domestiques
Sans domestiques, surtout de sexe féminin, le somptueux train de vie affiché par les grandes familles fortunées au cours des derniers siècles n’aurait pas été possible. Glissons donc un regard derrière la façade éblouissante qu’offrait une de ces maisonnées, en particulier le château de Jegenstorf près de Berne.
Jusqu’au XXe siècle, c’était les domestiques – surtout des femmes –, qui se chargeaient du travail qu’imposaient les grandes maisonnées des riches représentants de la noblesse, du patriciat ou de la haute bourgeoisie. Les familles de la haute société, et particulièrement celles qui vivaient dans un château, avaient besoin d’une grande domesticité pour entretenir maison et jardin si elles voulaient pouvoir tenir leur rang et paraître.
Dans la hiérarchie du personnel de maison, les servantes étaient tout en bas de l’échelle. En 1900, cela restait pourtant le métier le plus répandu parmi les femmes de basse extraction, qui ne vivaient ni ne travaillaient dans une ferme. Ces femmes venaient le plus souvent de la campagne, qui n’avait guère d’emplois à leur offrir. Entre le moment où elles quittaient la maison familiale et leur (éventuel) mariage, beaucoup n’avaient d’autre choix que de se placer. La société ne prévoyait pas de leur donner une instruction. Nombre de filles de cuisine ou de bonnes commençaient ainsi à travailler dès l’âge de 14 ou 15 ans. À l’époque, on pensait qu’être domestique leur permettrait d’acquérir les qualités dont elles auraient besoin plus tard pour tenir leur maison, contrairement au travail d’ouvrière en usine, qui constitua pour les femmes une alternative à la condition de domestique à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle.
Disponibles à toute heure
Le travail d’une servante au quotidien était éreintant. Elle se levait la première, allumait les poêles en faïence, allait chercher de l’eau pour la cuisine, servait les repas, nettoyait ensuite et s’assurait que tout était toujours impeccable et rangé. Entre deux besognes, elle portait des messages ou faisait les courses. Il s’agissait là d’une occupation prisée, car elle permettait de sortir de la maison, même pour un court moment. Elle représentait la seule possibilité d’être en contact avec l’extérieur et de bavarder un peu sur la place du village.
Les servantes n’avaient pas d’horaires réguliers. Elles n’avaient pratiquement pas de temps pour elles. Leurs sorties étaient limitées à quelques heures un dimanche sur deux. Généralement, elles en profitaient pour aller voir leur famille ou assister à l’office religieux. C’était là une des rares occasions de se retrouver en société. Il leur était presque impossible de mener une vie personnelle, aucune visite sur leur lieu de travail n’était autorisée. Leurs propres besoins étaient pour ainsi dire niés, leur vie était entièrement consacrée à servir.
Ces jeunes femmes devaient être constamment disponibles et répondre à tout moment du jour – ou de la nuit – aux besoins et aux demandes de leur employeur. Le service durait jusque tard le soir, surtout lorsque leurs maîtres recevaient, ce qui n’était pas rare. Avant de se coucher, elles avaient tout au plus le temps de s’occuper de leurs vêtements, qui devaient toujours être propres et irréprochables, ou de bavarder avec une autre servante, couramment logée dans la même pièce. Il s’agissait souvent d’une petite cellule dans les combles, non chauffée et dont le mobilier se réduisait au strict nécessaire. Le couvert se révélait souvent aussi misérable que le gîte, bien que les deux représentassent la plus grosse partie de leurs gages.
Leur travail acharné ne leur amenait guère de remerciements. Au contraire: nombre d’entre elles étaient méprisées et traitées avec dédain. Il n’était pas rare que les jeunes femmes aient à faire face aux avances du maître de maison ou de ses fils, souvent en sachant que la maîtresse de maison fermait les yeux. Lorsqu’une servante tombait enceinte, elle était accusée d’immoralité et de vice, et était immédiatement jetée dehors pour éviter tout scandale familial ou social.
La dépendance des servantes vis-à-vis des maîtres trouva son point d’orgue avec le livret de domestique, obligatoire, qui servait tout autant de moyen de contrôle que de pression. La maîtresse de maison y inscrivait la période d’emploi et le poste occupé, et rédigeait un bref certificat. Seule une femme dont le livret était complet et irréprochable pouvait espérer trouver une nouvelle place. Les bonnes pouvaient perdre leur emploi d’un jour à l’autre et se retrouver à la rue, leurs employeurs n’avaient nul besoin de fournir un motif, et de toute façon, il leur était bien possible d’en inventer un.
Il n’entrait pas dans les attributions des servantes de faire la lessive, l’une des tâches ménagères les plus rudes avant l’invention de la machine à laver. Le métier de laveuse était donc sans surprise l’un des plus misérables. Les femmes qui l’exerçaient ne faisaient pas partie du personnel de maison; c’étaient des journalières qui louaient leurs services à plusieurs familles et lavaient le linge à domicile à la demande. Elles voyaient donc ces familles vivre de l’intérieur et avaient accès à des détails d’ordre privé, voire intime. Les bavardages allaient bon train, mêlant nouvelles et commérages, et permettaient de mieux supporter la dureté du travail. L’expression «laver son linge sale en famille», encore employée aujourd’hui, fait allusion au fait que les laveuses ébruitaient tout ce qui ce qu’elles entendaient.
Allaiter l’enfant d’une autre
Dans les familles de la haute société, la maîtresse de maison s’occupait peu de ses enfants. Les soins et l’éducation de ceux-ci étaient souvent confiés à des étrangers. Les bonnes d’enfants s’occupaient des petits et les gouvernantes des enfants plus grands et des adolescents. En Europe jusqu’au XXe siècle, les nourrices avaient toute leur place dans le personnel de maison des classes aisées. Elles allaitaient les nourrissons et leur prodiguaient les soins corporels dont ils avaient besoin.
Les nourrices disposaient d’un statut élevé dans la hiérarchie domestique, comme d’ailleurs toutes les personnes à qui étaient confiés les enfants. Elles étaient également bien nourries, car il était important qu’elles soient en bonne santé, pour avoir du lait nourrissant et en quantité suffisante. Les nourrices résidaient souvent sous le même toit que leur employeur et disposaient parfois de leur propre chambre, qu’elles partageaient avec l’enfant dont elles s’occupaient. Elles étaient donc mieux logées que le reste du personnel. La raison en était simple: il fallait qu’elles puissent prendre soin de l’enfant à toute heure du jour ou de la nuit. Car la dame de la maison voulait se relever de ses couches et non être réveillée en pleine nuit à plusieurs reprises.
Les nourrices étaient pour la plupart, des femmes mariées, souvent d’origine paysanne, qui se plaçaient après avoir donné naissance à un enfant. C’est seulement lorsque l’on ne pouvait faire autrement que l’on engageait une fille célibataire ayant récemment accouché. Avoir un enfant illégitime était un péché, et les filles-mères devenaient un objet d’opprobre social. Il faut dire qu’en ce temps, on croyait que le lait pouvait transmettre les défauts du caractère et le choix d’une mauvaise vie. Aussi préférait-on les femmes mariées et rangées. Plus la famille était aisée, plus elle pouvait se montrer difficile dans le choix de la nourrice de ses enfants.
La pratique de la mise en nourrice a été de plus en plus critiquée au fil du temps. D’une part parce qu’elle éloignait l’enfant de sa propre mère, lui faisant nouer des liens étroits avec une nourrice qui pouvait disparaître de sa vie d’un jour à l’autre; de leur côté, les nourrices devaient négliger leur propre enfant tout le temps de leur absence et le laisser aux soins rudimentaires de proches. D’autre part, on prit conscience au XIXe siècle que le lait pouvait transmettre des maladies et en particulier des infections.
Le nom d’une nourrice ayant séjourné au château de Jegenstorf nous est livré par une petite plaque en verre gravé portant l’inscription «Madame Barbara Dürig, nourrice à Jegenstorf 1761», sous les armoiries des Dürig (de Jegenstorf). Elle est présentée dans l’exposition temporaire «Destins de femmes» qui se tient actuellement au château de Jegenstorf (voir encadré ci-dessous). Il est très probable que ses maîtres lui aient offert cette plaque lors de son départ en remerciement de ses bons et loyaux services. Il n’y avait guère d’endroit où travailler en dehors du château, qui appartenait à l’époque à la famille von Stürler. Dürig est le nom d’une ancienne famille paysanne de Jegenstorf, qui compte encore des descendants aujourd’hui.
Lina, cuisinière au château
La personne qui présidait à la confection des repas d’une grande maison jouissait d’un statut élevé et d’un vif respect de la part des autres domestiques. Il pouvait s’agir indifféremment d’un homme ou d’une femme. C’était une charge où l’on n’avait pas à s’acquitter de tâches grossières et où l’on était généralement assisté par des domestiques de rang inférieur, comme les filles de cuisine. Le cuisinier qui donnait satisfaction était très apprécié de ses maîtres. À l’inverse des autres employés, il n’était pas rare qu’il doive suivre une formation pour que sa cuisine plaise aux palais les plus exigeants.
Le nom d’une cuisinière du château de Jegenstorf est parvenu jusqu’à nous: celui de Karolina-Bertha Junker-Weber (1895-1940), connue de tous sous le nom de Lina. Née en 1895 à Grossbottwar dans le Baden-Württemberg, elle suivit un apprentissage de cuisinière après être sortie de l’école primaire et officia à Berlin pendant la Première Guerre mondiale. Elle vint ensuite en Suisse et fut engagée comme cuisinière au château de Jegenstorf par les derniers propriétaires privés du château, Arthur et Margarethe von Stürler.
Lina passait pour être fort capable et excellente cuisinière. D’après ce que l’on en sait, seul l’abattage d’un poulet la faisait reculer. C’est le fils du fermier voisin, Ruedi Junker, qui s’en chargeait et Lina lui confectionnait toujours un gâteau pour le remercier. Ils se marièrent en 1921 et eurent quatre enfants. Bien que Lina eût désormais son propre foyer et une famille dont elle devait s’occuper, en plus de participer aux travaux de la ferme, elle resta fidèle au château de Jegenstorf même après avoir quitté son poste. Avec l’aide de Ruth, sa seule fille, elle allumait les poêles en faïence du château pendant la saison froide, tôt le matin; il y en avait plus d’une douzaine.
Lina a laissé derrière elle un livre écrit de sa main avec les recettes créées durant ses années de service au château. Ce mélange d’art culinaire allemand, français et suisse constitue une authentique trouvaille sur les menus de la haute société de l’époque, et n’a pas encore été édité. Mais il est actuellement exposé au château et on peut en feuilleter une copie.
L’association Schloss Jegenstorf, qui a acquis le domaine aux enchères en 1936 pour en faire un musée ouvert au public, existe encore aujourd’hui. Elle devint une fondation en 1955 et est l’actuelle propriétaire du château de Jegenstorf. Celui-ci ne compte bien évidemment plus de domestiques. Mais un couple de gardiens vit encore dans les pièces où logeait autrefois le personnel de maison, entre-temps adaptées à la vie et aux exigences modernes. Ils préservent la splendeur du château et du parc, pour eux-mêmes et pour tous les visiteurs.