Vue de Thoune et de l’hôtel Bellevue avec le bateau à vapeur «Bellevue» sur la gauche, aquatinte coloriée de Heinrich Siegfried, vers 1840, éditeur Rudolf Dikenmann, Zurich.
Vue de Thoune et de l’hôtel Bellevue avec le bateau à vapeur «Bellevue» sur la gauche, aquatinte coloriée de Heinrich Siegfried, vers 1840, éditeur Rudolf Dikenmann, Zurich. Musée national suisse

De belles perspec­tives sur le lac de Thoune

Au XIXe siècle, on chercha à développer le tourisme étranger en Suisse au moyen d’innovations et d’investissements. Ces projets étaient généralement portés par des particuliers qui avaient perçu le potentiel attractif de leur région et entendaient en tirer parti. Dans la région de Thoune, la famille Knechtenhofer faisait partie de ces pionniers du tourisme.

Reto Bleuer

Reto Bleuer

Reto Bleuer est collaborateur bénévole du Service archéologique du canton de Berne.

Lorsque Johann Wolfgang Goethe se rend à Thoune en 1779, c’est encore une modeste bourgade dont les 1500 habitants vivent essentiellement de l’artisanat et du petit commerce. À l’instar du poète, les voyageurs passent la nuit dans l’une des rares auberges avant d’entamer la traversée du lac de Thoune à bord d’une barque, ce qui prend environ cinq heures. Destination de ce périple: les montagnes, vallées et glaciers des Alpes bernoises, auréolés de mystère. Rares sont ceux qui se lancent dans cet éreintant voyage. La plupart d’entre eux sont des gens cultivés qui tirent ensuite des impressions que leur ont laissées les Alpes tableaux, poèmes, chansons ou récits de leurs aventures. Certains proposent aussi des recommandations de voyage, comme l’«Instruction pour les voyageurs qui se proposent de voir une partie des remarquables régions alpines de la vallée de Lauterbrunnen, Grindelwald, ainsi que Berne via Meyringen» publiée en 1777 par le pasteur et naturaliste bernois Jakob Samuel Wyttenbach. Les voyageurs sont considérés comme autant de vecteurs publicitaires, leurs récits attisant encore la curiosité des populations citadines pour les régions reculées du pays.
Le glacier inférieur de Grindelwald et l’Eiger, estampe de Gabriel Lory, vers 1788.
Le glacier inférieur de Grindelwald et l’Eiger, estampe de Gabriel Lory, vers 1788. ETH-Bibliothek Zürich
Or Thoune, porte de l’Oberland bernois, a le potentiel de devenir bien plus qu’un simple lieu de passage, comme le comprend Jakob Wilhelm Knechtenhofer, un maître boucher habitant à la ville, au début du XIXe siècle. Knechtenhofer ouvre aux voyageurs la résidence familiale «Lindenheim» à Thoune-Hofstetten, leur permet d’y passer la nuit, et les sensibilise à la beauté de la région. En 1818, il fait en outre construire un pavillon à proximité, sur une colline. Ses hôtes s’y délectent de la vue magnifique sur la ville, le château et l’église, sur le lac de Thoune et les montagnes alentour. Ce belvédère ne tarde pas à être nommé «Jakobshübeli» (colline de Jakob) en hommage à celui qui l’a construit. Deux des fils de Knechtenhofer, Johann Jakob et Johann Friedrich, prennent sa succession dans les années 1820 et développent l’entreprise dans l’esprit de leur père, qui décède en 1828. Les deux frères, qui ont fait de belles carrières militaires et politiques après s’être illustrés dans le textile, disposent de moyens financiers en conséquence ainsi que d’un vaste réseau de contacts. Ils investissent massivement dans le tourisme et ouvrent en 1834 à Thoune-Hofstetten l’Hôtel Bellevue et des Bains, considéré comme le premier hôtel moderne de l’Oberland bernois. Une annonce dans la presse datée du 1er août 1834 vante les mérites de cet «établissement nouvellement construit» entouré de jardins à l’anglaise, de prairies et de vergers: «Ce vaste hôtel offre la possibilité de séjourner en Suisse de la manière la plus agréable et la plus charmante qui soit.» Plus tard, le guide Baedeker évoquera lui aussi en termes élogieux le «Bellevue». Cette maison d’édition spécialisée dans les voyages qualifiera l’établissement de Thoune et d’autres hôtels de luxe suisses de «meilleurs hôtels du monde».
Hôtel de Bellevue à Thoune, Georg Straub, vers 1840, éditeur H.F. Leuthold, Zurich.
Hôtel de Bellevue à Thoune, Georg Straub, vers 1840, éditeur H.F. Leuthold, Zurich. Bibliothèque centrale de Zurich
La «Ländtehaus», dont les Knechtenhofer ont fait l’acquisition en 1831, et qui se trouve juste au bord de l’Aar, est ensuite agrandie et transformée. Située près de l’hôtel, elle sert de dépendance et abrite un restaurant. Les frères profitent de la proximité de l’eau pour lancer une autre initiative pionnière: le 31 juillet 1835, le premier bateau à vapeur du lac de Thoune effectue sa traversée inaugurale. Ce bateau à aube, commandé par les frères Knechtenhofer en France, est lui aussi baptisé «Bellevue». Le capitaine, qui n’est autre qu’un autre de leurs frères, Johann Knechtenhofer, a au préalable appris le métier sur le lac de Neuchâtel. Désormais, pendant la saison estivale, il effectue trois traversées quotidiennes depuis l’embarcadère du «Ländtehaus» jusqu’à Neuhaus, à l’extrémité supérieure du lac de Thoune. Le trajet dure une bonne heure.
Cette photographie (daguerréotype) de Joseph-Philibert Girault de Prangey a dû être réalisée vers 1847. C’est probablement la première photographie d’un bateau à vapeur suisse.
De 1843 à 1857, le bateau à vapeur «Bellevue» circula sur le lac de Brienz sous le nom de «Faulhorn». En 1860, il fut de nouveau transféré sur le lac de Thoune et transformé en remorqueur. Cette photographie (daguerréotype) de Joseph-Philibert Girault de Prangey a dû être réalisée vers 1847. C’est probablement la première photographie d’un bateau à vapeur suisse. Wikimedia / Musée gruérien, Bulle
Les frères Knechtenhofer ont le sens des affaires, les perspectives économiques sont excellentes, les touristes affluent. Dès 1840, une autre dépendance est construite à proximité de l’hôtel. Le nouvel édifice est baptisé «Bellevue du Parc». C’est au tour du jeune Jakob Wilhelm Knechtenhofer, un neveu, de prendre les rênes de l’entreprise. Doté d’une solide formation hôtelière, il poursuit les constructions. Des bâtiments annexes voient le jour tout autour des hôtels, la plupart dans le style «chalet», et rendent le séjour des vacanciers encore plus agréable. On dîne au «salon de réunion», on trouve de la littérature de qualité au «salon de lecture», et un service religieux est assuré dans l’église spécialement construite pour les visiteurs anglais. L’empire «Bellevue» est à son apogée. Des aristocrates comme le prince de Galles (1857), l’empereur Napoléon III (1865), Guillaume III, roi des Pays-Bas (1868) et biens d’autres personnalités de la haute société descendent chez les Knechtenhofer.
Carte postale représentant le complexe Bellevue et la chapelle vers 1898. Hubacher & Biedermann, Kunstanstalt, Berne.
Carte postale représentant le complexe Bellevue et la chapelle vers 1898. Hubacher & Biedermann, Kunstanstalt, Berne. Archives de l’État de Berne
Le site Bellevue existe encore à Thoune. De nombreux bâtiments de ce complexe ont été conservés. Beaucoup ont été transformés et ont changé d’usage, mais même s’ils ne servent plus à accueillir des touristes, l’esprit pionnier du XIXe siècle y est encore visible et perceptible. Le «salon de billard», lui, a été détruit en 1966 pour laisser place à la piscine de l’hôtel. L’hôtel Bellevue a été exploité jusqu’au 15 septembre 1980. C’est aujourd’hui une résidence pour personnes âgées. L’hôtel du Parc accueille une école privée, la «Ländtehaus» abrite des logements ainsi qu’un restaurant, comme à ses débuts. La chapelle anglaise a conservé sa fonction originelle, la paroisse catholique de Thoune en a fait l’acquisition. Le «Jakobshübeli», le pavillon d’où l’on pouvait admirer la vue sur la ville, s’est effondré en 1907, mais a été reconstruit quatre ans plus tard. Aujourd’hui encore, le panorama sur la ville de Thoune, qui a connu une forte expansion, et ses environs est toujours fantastique.
Le pavillon construit sur le «Jakobshübeli», 1912, photographié par Jean Moeglé.
Le pavillon construit sur le «Jakobshübeli», 1912, photographié par Jean Moeglé. Bibliothèque de la Bourgeoisie de Berne
Reste un autre témoin de poids des débuts du tourisme en Suisse: le bateau à vapeur «Bellevue», qui pèse environ 50 tonnes. L’apercevoir aujourd’hui n’est pas chose aisée et requiert un équipement adéquat. En 1860, le bateau avait été dépouillé de sa machine à vapeur de 16 chevaux et transformé en remorqueur. Le 2 avril 1864, pris dans une forte tempête, il a coulé au large du village d’Oberhofen, coûtant la vie à un marin. Il a fallu attendre 138 ans pour que le «Bellevue» soit localisé par une équipe de plongeurs amateurs. Gisant par 120 mètres de fond, il est recouvert d’une épaisse couche de sédiments.

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