James Joyce à son endroit préféré de Zurich, au confluent de la Sihl et de la Limmat, 1937.
James Joyce à son endroit préféré de Zurich, au confluent de la Sihl et de la Limmat, 1937. Keystone / Zurich James Joyce Foundation / Carola Giedion-Welcker

Sur les traces de James Joyce à Zurich

L’influence de James Joyce sur la littérature internationale est considérable. L’écrivain a rédigé une grande partie de son œuvre Ulysse à Zurich, une ville qu’il aimait beaucoup et dans laquelle il a posé ses valises à plusieurs reprises au cours de son existence tumultueuse.

James Blake Wiener

James Blake Wiener

James Blake Wiener est auteur, spécialiste en relations publiques dans le domaine du patrimoine culturel et co-fondateur de World History Encyclopedia.

Les jeunes années de James Joyce

Né en 1882 à Rathgar, dans la banlieue de Dublin, James Joyce a grandi parmi une fratrie de dix enfants. Son père était un collecteur d’impôts désargenté qui accordait cependant une grande valeur à l’instruction. C’est ainsi que Joyce fréquenta un chapelet d’écoles catholiques de premier ordre, avant de s’inscrire à l’University College de Dublin. Il brilla par ses résultats universitaires, mais déçut sa famille et ses précepteurs lorsqu’il refusa d’embrasser la prêtrise et révéla son ambivalence vis-à-vis du catholicisme. À la place, inspiré par les grands poètes et écrivains des temps passés, Joyce décida de tenter sa chance comme écrivain dans le Paris de la Belle époque. Lors de son premier séjour dans la capitale française, il assura sa subsistance en donnant des cours d’anglais à des étudiants de la Sorbonne et en rédigeant des critiques littéraires. En 1903, il rentra en Irlande pour se rendre au chevet de sa mère mourante. L’année suivante, il épousa Nora Barnacle, originaire de Galway. Bien que tous deux aient une sensibilité et des goûts très différents, ils vécurent toute leur vie une union passionnée. C’est Nora qui convainquit Joyce de s’installer dans la ville italienne de Trieste, alors sous domination austro-hongroise. Ils purent y commencer une nouvelle vie et réduire le poids de leurs dettes.
Photographie de James Joyce avec sa femme Nora, leur fils Giorgio et leur fille Lucia, Paris, 1924.
Photographie de James Joyce avec sa femme Nora, leur fils Giorgio et leur fille Lucia, Paris, 1924. University College Dublin, Digital Library
En route pour Trieste, Joyce fit halte à Zurich pour la première fois en octobre 1904 et y resta une semaine dans l’espoir d’y décrocher un poste d’enseignant. Entre 1906 et 1915, il vécut à Trieste avec Nora et leurs deux nouveau-nés Giorgio et Lucia, mais séjourna souvent à Rome et à Dublin. Joyce continua de se concentrer sur son activité d’écrivain, enseignant toutefois l’anglais à l’école Berlitz de Trieste en parallèle. En 1907, il publia un recueil de poèmes sous le titre Chamber Music (Musique de chambre) qui, à son grand regret, ne lui apporta pas une grande rétribution financière. Joyce s’obstina et dut attendre sept ans pour voir ses efforts récompensés, ce qui fut le cas lorsque le poète américain Ezra Pound écrivit une critique élogieuse de son ouvrage Dubliners (Les gens de Dublin), qui changea définitivement le cours de son existence. Pound aida également Joyce à publier son A Portrait of the Artist as a Young Man (Portrait de l’artiste en jeune homme) dans une revue britannique.
Fragment du manuscrit Portrait de l’artiste en jeune homme, vers 1912-1921.
Fragment du manuscrit A Portrait of the Artist as a Young Man, vers 1912-1921. British Library
Malgré ces succès, la destinée de Joyce, comme celle de toute la population européenne, changea irrémédiablement avec le début de la Première Guerre mondiale en juillet 1914. Le 26 avril 1915, l’Italie signa le pacte de Londres, avant de déclarer la guerre à l’Autriche-Hongrie le 23 mai 1915. Conscient que les Italiens convoitaient Trieste, et s’attendant à ce qu’ils dirigent leurs forces contre le Littoral autrichien et la Carniole, Joyce donna bientôt tous ses meubles en gage et s’enfuit en Suisse avec sa famille.

… si on renverse de la soupe dans la rue de la gare, on peut la manger à même le sol, sans cuillère…

James Joyce à propos de l’hygiène en Suisse.

Zurich et le succès littéraire

Vladimir Lénine, Tristan Tzara, Jean Arp, Hugo Ball, Albert Einstein, tous trouvèrent refuge à Zurich pendant la Première Guerre mondiale ou dans la période qui suivit. Joyce profita lui aussi du milieu culturel foisonnant et trépidant de la plus grande ville suisse. Il fréquenta les bars de la ville, rencontra ses vieux amis et s’en fit de nouveaux au café Odeon. Fin gourmet, il savoura également les menus des restaurants Kronenhalle ou Weisses Kreuz, mais uniquement quand il en avait les moyens. Il n’est pas étonnant de savoir qu’il passait une grande partie de son temps dans la bibliothèque centrale de Zurich. Les archives de la bibliothèque nous apprennent qu’il consultait et empruntait des ouvrages d’histoire et de littérature autour de la Grèce antique, probablement afin d’écrire son Ulysse. Dans son temps libre, Joyce étanchait sa soif de revues et de pièces de théâtre anglophones en se rendant à la Museumsgesellschaft (Société des musées, communauté de lecture zurichoise) et au théâtre Kaufleuten.
Carte postale montrant le café Odeon, date inconnue.
Carte postale montrant le café Odeon, date inconnue. Archives de l’histoire de l’architecture de la ville de Zurich
Le restaurant Weisses Kreuz dans la Seefeldstrasse, photographie de Friedrich Ruef-Hirt, 1905-1910.
Le restaurant Weisses Kreuz dans la Seefeldstrasse, photographie de Friedrich Ruef-Hirt, 1905-1910. Archives de l’histoire de l’architecture de la ville de Zurich
On sait aussi que l’église Saint-Augustin de Zurich, sur la Münzplatz, qui avait rejeté l’infaillibilité pontificale, lui plaisait beaucoup. Mais son endroit préféré de la ville se situait au confluent de la Sihl et de la Limmat, dans le parc Platzspitz, derrière le Musée national suisse. Ce lieu lui offrait calme et recueillement à une période mouvementée de sa vie. Sur une plaque apposée près du Musée national, le «i» de Sihl et de «Limmat» a été remplacé par un «j» en son honneur.
Œuvre d’art de Hannes et de Petruschka Vogel, Ljmmat Sjhl: hommage à James Joyce, 2004, Zurich. Photo: Pietro Mattioli.
Œuvre d’art de Hannes et de Petruschka Vogel, Ljmmat Sjhl: hommage à James Joyce, 2004, Zurich. Photo: Pietro Mattioli. Ville de Zurich, l’art dans les lieux publics
Joyce a travaillé sans relâche durant son temps à Zurich. Bien qu’il bénéficiât de plus en plus de legs et de cadeaux financiers de la part de donateurs, Yeats par exemple, parrain du renouveau de la littérature irlandaise, ainsi que, parfois, de rémunérations pour ses œuvres, il déménagea souvent, au grand dam de Nora. Ballotée par sa situation financière fluctuante, la famille Joyce occupa quatre appartements différents rien que dans le quartier zurichois de Seefeld. Entre 1918 et 1919, elle vécut dans deux autres maisons, situées à Universitätstrasse (rue de l’université), dans le quartier Oberstrass.
En 1918, Joyce vécut au premier étage du n° 38 de la Universitätstrasse (aujourd’hui Haldenstrasse 12) et y rédigea cinq chapitres de son Ulysse.
James Joyce lors d’une excursion à Lucerne, avec sa femme Nora, Hans Curjel et Carola Giedion-Welcker (de gauche à droite), 1935.
James Joyce lors d’une excursion à Lucerne, avec sa femme Nora, Hans Curjel et Carola Giedion-Welcker (de gauche à droite), 1935. KEYSTONE / Zurich James Joyce Foundation / Sigfried Giedion

Ulysse et les séjours fréquents à Zurich

Pendant son séjour à Zurich, Joyce se concentra sur l’écriture des premiers chapitres de son roman Ulysse malgré des problèmes de vue qui s’aggravaient. Il souffrait en effet d’un glaucome et de cataracte. Ulysse, librement inspiré de l’Odyssée d’Homère, décrit les pérégrinations et les interactions de trois Dublinois au cours d’une seule journée en 1904. La façon dont l’épopée d’Homère reflète et interprète l’univers de la Grèce antique fascinait Joyce. Il s’efforça de recréer une impression similaire en restituant et en réinterprétant la vie trépidante de ses personnages édouardiens au début du XXe siècle. Les innovations littéraires majeures de l’auteur en matière d’approche narrative et de style langagier, notamment au travers de la technique du courant de conscience, ont redéfini la manière d’écrire et de lire les romans. Ulysse parut d’abord sous forme de feuilleton dans des revues entre 1918 et 1920. Aucune édition complète ne fut publiée en Grande-Bretagne et aux États-Unis, qui jugèrent le livre obscène et scandaleux. En France, Sylvia Beach le publia en 1922 en édition limitée.
Première édition d’Ulysse, publiée par Sylvia Beach, propriétaire de la librairie Shakespeare and Company à Paris, 1922.
Première édition d’Ulysse, publiée par Sylvia Beach, propriétaire de la librairie Shakespeare and Company à Paris, 1922. British Library
Ulysse ne fut enfin imprimé aux États-Unis qu’en 1934, après une procédure judiciaire, et fut largement encensé. À ce moment-là, Joyce vivait à nouveau à Paris, mais se rendait souvent à Zurich, notamment pour se faire opérer des yeux et faire soigner sa fille Lucia, qui avait besoin d’un traitement psychiatrique. Il continua d’écrire pendant ses séjours. Plusieurs chapitres de son ouvrage Finnegans Wake (le réveil de Finnegan) virent le jour dans les hôtels de la rue de la gare. De plus en plus affaibli et d’une santé fragile, Joyce retourna en Suisse en 1940 après la défaite de la France. Il mourut le 13 janvier 1941 des suites de ses problèmes oculaires et d’un ulcère au duodénum. Il est enterré au cimetière de Fluntern sur le Zürichberg. Curieusement, Joyce repose non loin d’un autre écrivain célèbre, le prix Nobel Elias Canetti.
Tombe de James Joyce au cimetière de Fluntern, 1972.
Tombe de James Joyce au cimetière de Fluntern, 1972. Archives de l’histoire de l’architecture de la ville de Zurich

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