Le Dalaï-Lama est accueilli par le conseiller fédéral René Felber le 19 août 1991 à Berne.
Le Dalaï-Lama est accueilli par le conseiller fédéral René Felber le 19 août 1991 à Berne. Musée national suisse / ASL

Le long périple du Dalaï-Lama à Berne

La Suisse abrite depuis 60 ans la plus grande communauté tibétaine d’Europe. Il aura pourtant fallu attendre 1991 pour que le Conseil fédéral reçoive pour la première fois le Dalaï-Lama.

Thomas Bürgisser

Thomas Bürgisser

Thomas Bürgisser est historien au centre de recherche consacré aux documents diplomatiques de la Suisse (Dodis).

19 août 1991. À la Maison de Wattewille de Berne, dans une salle de réunion des plus sobres, il est là, vêtu de sa robe de moine bouddhiste, le regard vif derrière ses verres teintés et son célèbre sourire aux lèvres: Tenzin Gyatso, ou plus formellement, Sa Sainteté le XIVe Dalaï-Lama. Il est assis en face du chef du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), le conseiller fédéral René Felber. Cette première et mémorable visite du chef du gouvernement tibétain en exil à un membre du Conseil fédéral conclut des décennies de relations tourmentées. Mais reprenons depuis le début.
Rencontre du Dalaï-Lama et du conseiller fédéral René Felber à Berne, le 19 août 1991.
Rencontre du Dalaï-Lama et du conseiller fédéral René Felber à Berne, le 19 août 1991. Musée national suisse / ASL
L’opinion suisse s’est très tôt intéressée au sort du Tibet, ce pays lointain de hautes montagnes s’étendant par-delà l’Himalaya. Lorsqu’en 1950, les troupes de l’Armée populaire de libération chinoise occupent la région, puis que, neuf ans plus tard, le Dalaï-Lama et ses partisans fuient en Inde à la suite d’une révolte violemment réprimée à Lhassa, une part importante de la population suisse, farouchement anticommuniste, prend le parti des Tibétains. La construction d’une Maison du Tibet au Village d’enfants Pestalozzi de Trogen, dans l’Appenzell, débute en 1960, malgré les violentes protestations émises en amont par l’ambassade de Chine à Berne. L’Association pour les foyers tibétains en Suisse (VTH), fondée la même année avec la participation la Croix-Rouge suisse, obtient l’année suivante l’autorisation d’accueillir un premier groupe de 23 réfugiés tibétains du Népal dans un logement collectif en Suisse orientale. À la même période, Charles Aeschimann, industriel à Olten, entame le placement (aujourd’hui très controversé) de 160 enfants tibétains, confiés à des familles d’accueil en Suisse. En mars 1963, le Conseil fédéral accède finalement à la demande du VTH concernant «l’accueil de 1000 réfugiés tibétains sur notre territoire». C’est depuis cette date que la Suisse compte la plus grande communauté tibétaine d’Europe. Parallèlement, la Suisse s’engage sur le terrain en faveur des réfugiés tibétains au Népal. Ce royaume situé à la frontière chinoise est à l’époque un pays prioritaire pour la coopération suisse au développement alors tout récemment créée. Le programme comprend divers projets agricoles ainsi que différentes mesures de formation professionnelle et d’encouragement du tissage traditionnel de tapis parmi les Tibétains et Tibétaines exilé(e)s. La Suisse devient donc un partenaire de première importance pour le gouvernement tibétain en exil à Dharamsala en Inde. Le Dalaï-Lama demande ainsi l’autorisation d’installer un bureau à Genève pour son représentant personnel en Europe. Le Conseil fédéral y consent en 1964, à condition que les activités du représentant se limitent aux aspects religieux et culturels. La Chine proteste, mais le DFAE invoque la tradition humanitaire de la Suisse et rappelle que le représentant du Dalaï-lama respecte les conditions indispensables de la neutralité.
Arrivée de réfugiés tibétains en 1962 à Waldstatt (AR).
Ankunft von tibetanischen Flüchtenden 1962 in Waldstatt (AR). ETH-Bibliothek
Le ton se durcit au moment de la Révolution culturelle, lorsque le ministère chinois des Affaires étrangères fait le «ménage» parmi les diplomates et remplace les disgraciés par des activistes radicaux. Or c’est durant cette période tendue qu’est inauguré l’Institut tibétain de Rikon, dans la vallée de la Töss (ZH), sous l’impulsion de deux industriels de la région, Henri et Jacques Kuhn. En juillet 1967, cinq prêtres tibétains (lamas) arrivent à Kloten pour prendre la direction du monastère. Les invectives de Pékin prennent alors un tour inacceptable pour Berne. Lorsque l’ambassade de Chine à Berne exige dans une note diplomatique que la Suisse mette un terme à son «soutien aux activités antichinoises de dangereux rebelles tibétains», c’en est trop pour le DFAE. Le secrétaire général Pierre Micheli déclare avec la plus grande fermeté que la Suisse, si petite soit-elle, «n’a jamais accepté, en 800 ans d’histoire, de se soumettre à la volonté d’États étrangers». Dans un communiqué officiel, le Conseil fédéral indique qu’il s’est déjà suffisamment expliqué auprès de Pékin et qu’il ne répondra plus aux «nouvelles démarches entreprises par la Chine dans le dossier des réfugiés tibétains en Suisse». Le ministre de la défense Nello Celio, qui a fait passer ce virulent message par le Conseil fédéral au nom du chef du DFAE alors absent, va jusqu’à souligner abruptement qu’une rupture des relations avec la Chine ne serait «pas si grave»: «Nos exportations vers la Chine ne représentent que 30 millions de francs, à peu de choses près.» Rarement le gouvernement suisse n’a rué aussi spontanément et résolument dans les brancards pour défendre ses valeurs et ses réfugiés.
Manifestation pour le Tibet libre sur le Limmatquai de Zurich, mars 1979.
Manifestation pour le Tibet libre sur le Limmatquai de Zurich, mars 1979. Musée national suisse / ASL
Au début des années 1970, dans le sillage du rapprochement entre la République populaire et les États-Unis, la Suisse s’efforce de reprendre et de multiplier les relations avec Pékin. En août 1974, le ministre des Affaires étrangères Pierre Graber est le premier conseiller fédéral à se rendre en Chine pour l’inauguration d’une «Swiss Industrial Technology Exhibition». Peu de temps avant, pourtant, l’exposition sur le Tibet prévue au musée d’ethnologie de l’université de Zurich avait suscité un regain de défiance Par ailleurs, en mars 1973, le Dalaï-Lama demande une nouvelle fois à pouvoir visiter la Suisse à l’occasion d’un voyage en Europe. Après avoir opposé un refus en 1968 (à l’occasion de l’inauguration de l’Institut tibétain à Rikon) et en 1972, le gouvernement, au terme de longues discussions, accorde finalement l’autorisation – à condition que la visite du chef religieux des Tibétains conserve un «caractère purement privé». Par la suite, le Dalaï-Lama se rend régulièrement en Suisse. En août 1983, il s’exprime dans un article de la «Tribune de Lausanne» sur les relations avec Pékin, l’ambassade de Chine demande des comptes et le DFAE suggère au Dalaï-Lama de faire preuve «de plus de retenue pour la suite de son séjour en Suisse». Le Dalaï-Lama avance également à plusieurs reprises l’idée d’une rencontre avec un membre du Conseil fédéral. Le gouvernement national refuse, arguant que si la Suisse défend bel et bien les droits à la liberté culturelle et religieuse de la minorité tibétaine, elle n’en considère pas moins, en accord avec la communauté internationale, que le Tibet fait partie intégrante de la République populaire de Chine. Le Conseil fédéral veut ainsi éviter de donner l’impression de reconnaître le Dalaï-Lama comme le leader politique des Tibétains en le recevant.
Le Dalaï-Lama lors d’une conférence de presse à Genève, 1983.
Le Dalaï-Lama lors d’une conférence de presse à Genève, 1983. Musée national suisse / ASL
Cette politique est progressivement abandonnée à la suite des «événements de Tian’anmen» en juin 1989. La Suisse condamne sans équivoque la violence avec laquelle le régime chinois a réprimé le mouvement démocratique et envoie des «signaux clairs de désapprobation». Dès juin 1990, le DFAE pèse le pour et le contre d’une rencontre avec le Dalaï-Lama, lauréat du prix Nobel de la paix en décembre 1989. Mais le souci de «ménager les sensibilités chinoises» l’emporte finalement sur la «satisfaction de l’opinion publique» qu’aurait pu susciter ce geste. Le visiteur de Dharamsala est néanmoins autorisé, pour la première fois, à rencontrer et à s’entretenir à Rikon avec un représentant officiel du DFAE, l’ambassadeur Jean-Pierre Keusch. Lorsque le Dalaï-Lama se rend à nouveau en Suisse l’année suivante, le département réévalue les critères en faveur d’une réception par le Conseil fédéral: «Le Dalaï-Lama, qui se distingue par sa modération sur la question tibétaine, mérite, par ses exigences en matière de respect des droits de l’homme (y compris la protection des minorités), une solidarité officielle de la part des autorités suisses», peut-on lire dans une note du DFAE. On prend cependant soin de souligner que ce contact «n’équivaut en aucun cas à une réévaluation par la Suisse du statut du Tibet en droit international». Quant à la Chine, son ambassadeur à Berne taxe certes la réception chez le conseiller fédéral Felber d’«ingérence dans les affaires intérieures de la Chine», mais sa critique est «remarquablement modérée». Il va même jusqu’à préciser au DFAE «qu’il ne faut pas créer de polémique à cause de ce problème». L’opération réussit enfin. Le Dalaï-Lama peut afficher son sourire serein.
Première rencontre du Dalaï-Lama avec un conseiller fédéral, 1991 (en allemand). SRF

Recherche collabo­ra­tive

Le présent texte est le fruit de la collaboration entre le Musée national suisse (MNS) et le centre de recherche consacré aux documents diplomatiques de la Suisse (Dodis). Le MNS recherche dans les archives d’Actualités Suisses Lausanne (ASL) des images en lien avec la politique extérieure et Dodis contextualise ces photographies à l’aide de sources officielles. Les fiches sur l'année 1991 ont été publiées sur la base de données internet Dodis en janvier 2022. Les documents cités dans le texte sont disponibles en ligne: dodis.ch/C2311.

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