Autoportrait du premier photographe de Suisse à un âge avancé.
Autoportrait du premier photographe de Suisse à un âge avancé. Wikimedia

Le premier photographe de Suisse

Il y a plus de 180 ans, Johann Baptist Isenring, premier photographe de Suisse, soulevait l’enthousiasme du public et de la presse et a réalisé la plus ancienne photographie de Zurich parvenue jusqu’à nous. Alors qu’il fut l’un des photographes les plus connus et les plus productifs de son époque, quasiment aucune de ses photos n’est parvenue jusqu’à nous.

Adi Kälin

Adi Kälin

Adi Kälin est historien et journaliste indépendant.

Le procédé inventé par le Français Louis Daguerre dans les années 1830 avait fait sensation. D’autres que lui avaient déjà tenté de fixer les images obtenues par une chambre noire (camera obscura), mais Daguerre avait été le premier à produire enfin des images convaincantes et parfaitement nettes. Les hommes de science avaient immédiatement compris qu’il s’agissait là d’une invention «majeure, immense, aux conséquences décisives», comme l’écrivit plus tard Johann Baptist Isenring (1796-1860).

De la gravure à la photographie

Ce nouveau procédé avait en effet surtout impressionné les scientifiques. En août 1839, il avait été présenté à l’Académie des sciences de Paris. Son président, le physicien et astronome François Arago, avait ensuite réussi à convaincre le gouvernement français d’acquérir le procédé de Daguerre afin de le rendre accessible à toutes les personnes intéressées. Daguerre se vit octroyer une pension à vie, en contrepartie de laquelle on publia encore la même année des descriptions détaillées du daguerréotype, puisque tel était le nom donné à ce procédé photographique.
Louis Daguerre, photographié vers 1860.
Louis Daguerre, photographié vers 1860. Wikimedia / Metropolitan Museum of Art
En Suisse, Johann Baptist Isenring fut le premier à le tester. Il s’était déjà fait un nom en tant que peintre, dessinateur et graveur sur cuivre, et dirigeait en outre une maison d’édition d’art à Saint-Gall. Il avait notamment publié une gigantesque «Collection de vues pittoresques sur les villes et villages les plus remarquables en Suisse». Isenring y présentait des gravures groupées représentant une trentaine de localités suisses, avec pour chacune douze petites estampes entourant une grande vue centrale.
Gravure groupée de la ville de Lucerne par Johann Baptist Isenring, vers 1832.
Gravure groupée de la ville de Lucerne par Johann Baptist Isenring, vers 1832. Musée national suisse
Mais dès lors, il ne s’intéressa plus qu’à la daguerréotypie. Elle avait présentée au public à la mi-août 1839, et dès le mois de novembre, le journal de Saint-Gall annonçait: «Notre valeureux peintre Isenring n’a reculé devant aucune peine ni aucune dépense pour se procurer à Paris non seulement des images fabriquées par le procédé de Daguerre, mais aussi un appareil afin de réaliser lui-même de telles images.» Isenring avait déjà expérimenté une autre technique photographique, celle de William Henry Fox Talbot. Talbot utilisait comme support du papier rendu photosensible, tandis que Daguerre se servait de plaques de cuivre recouvertes d’une couche d’argent.
Article sur Isenring paru dans la Zürcher Illustrierte, janvier 1934.
Article sur Isenring paru dans la Zürcher Illustrierte, janvier 1934. e-periodica

Poser immobile pendant un quart d’heure?

Isenring s’employa aussitôt à améliorer la daguerréotypie. Il commença par photographier une rangée de maisons à Saint-Gall, puis l’abbatiale. Le temps d’exposition étant d’environ un quart d’heure, il ne semblait pas possible, dans un premier temps, de réaliser des portraits. Mais Isenring parvint à réduire drastiquement la durée d’exposition, quitte à retoucher purement et simplement les yeux toujours flous à cause des clignements. Isenring voyait ses travaux facilités par les apprentissages très différents qu’il avait suivis. Selon ses propres termes: «Le menuisier, le doreur, le graveur et le peintre de paysage se sont alliés en la personne du soussigné pour lui permettre de réussir son ouvrage.»
Isenring fut non seulement le premier photographe professionnel de Suisse, mais aussi le premier à organiser une exposition photographique et à publier à cette occasion un catalogue détaillé. En août 1840, il présenta cette exposition de 47 photographies à Saint-Gall, et par la suite à Zurich, Munich, Augsbourg, Vienne et Stuttgart. On pouvait y voir des portraits, dont certains grandeur nature, mais aussi quelques images coloriées. Isenring devint une célébrité et souleva l’enthousiasme des médias, auxquels il transmettait habilement des informations. La NZZ, par exemple, commenta ainsi l’exposition: «Les tableaux d’Isenring possèdent réellement une vérité dans les contours et les ombres que l’artiste le plus adroit ne saurait évidemment atteindre.» Les artistes, bien entendu, ne partageaient pas cet enthousiasme, et se montrèrent dédaigneux envers ce nouvel art. Isenring balaya leurs critiques, les taxant de «cris de famine d’artistes» poussés par des «médiocrités».
Portrait de groupe d’après épreuve sur papier salé de Johann Baptist Isenring, 1839.
Portrait de groupe d’après épreuve sur papier salé de Johann Baptist Isenring, 1839. Musée national suisse
En 1841, Isenring ouvrit un atelier d’héliographie à Munich, tout en continuant à sillonner la Suisse et le sud de l’Allemagne à bord de son studio photo mobile, qui lui servait en même temps de chambre et de bureau. L’arrivée de ce laboratoire roulant, qu’il avait baptisé «Sonnenwagen» (voiture du soleil), était annoncée dans la presse, image à l’appui. Les personnes intéressées pouvaient se faire photographier sur place par Isenring, ou apporter des objets. Isenring fut aussi invité dans des cours royales, et put même présenter en personne sa collection de portraits au roi de Wurtemberg, comme le rapporta le journal de Saint-Gall en mai 1841: «La cour était si ravie qu’il dut réaliser sur-le-champ le portrait de Son Altesse Royale, du prince Frédéric, du comte et de la comtesse de Beroldingen, du baron de Gemmingen, et d’autres encore.»
Double portrait réalisé par Johann Baptist Isenring, vers 1845.
Double portrait réalisé par Johann Baptist Isenring, vers 1845. Musée national suisse

Où sont passés les daguerréotypes?

À partir du milieu des années 1840, Isenring recommença à se consacrer au dessin. Manifestement, le concurrence entre photographes était devenue si vive que le marché de la gravure semblait de nouveau plus porteur. En outre, elle avait l’avantage d’être reproductible en de nombreux exemplaires, tandis que les daguerréotypes étaient des pièces uniques – dont l’image, de surcroît, était encore inversée. Roland Wäspe, ancien directeur du Kunstmuseum St. Gallen et auteur de l’ouvrage de référence sur les gravures d’Isenring, suppose par ailleurs qu’en se détournant de la photographie, il voulait offrir à son beau-fils un meilleur départ au sein de sa maison d’édition. Pendant un moment, Isenring continua à pratiquer de front photographie et gravure, avant de décider en 1854 de se consacrer exclusivement à son «premier métier, la gravure sur cuivre». Aujourd’hui, il ne subsiste que quelques photographies du pionnier que fut Isenring. Qu’est-il advenu de toutes les autres, innombrables? Nous en sommes réduits à formuler des hypothèses. Peut-être s’en est-il lui-même débarrassé, n’en ayant plus besoin.
Le pont sur la Sitter avec les montagnes de l’Appenzell. Gravure de Johann Baptist Isenring, 1856.
Le pont sur la Sitter avec les montagnes de l’Appenzell. Gravure de Johann Baptist Isenring, 1856. Wikimedia / Bibliothèque national suisse
En effet, Isenring utilisait certains de ses daguerréotypes comme matrices pour réaliser des gravures. L’inversion de l’image était en l’occurrence un atout, car l’artiste pouvait les reporter telles quelles et obtenir finalement une impression non inversée. Sur certaines de ces œuvres, Isenring a noté qu’il s’agissait à l’origine de dagguerréotypies: la mention «Photographié par l’éditeur J.B. Isenring» figure sur certaines vues de villes comme celle de la cathédrale de Zurich ou des immeubles entourant la Paradeplatz. Quelques-unes de ces images se trouvent à la bibliothèque centrale de Zurich. Isenring conservait-il les photographies originales? Nul ne le sait.

La plus ancienne photo de Zurich

La Collection W + T Bosshard est aujourd’hui considérée comme la plus importante collection de daguerréotypes en Suisse. Elle comporte quelques photos d’Isenring, dont une datant de 1844 qui est sans doute la plus ancienne photographie de Zurich parvenue jusqu’à nous. Elle n’est pas signée, mais René Perret, historien de la photographie, est convaincu qu’il s’agit d’une œuvre d’Isenring et qu’on peut le voir en personne, accompagné de son fils, au bord de l’image. Elle représente l’ancienne poste, près de la Paradeplatz, qui fut par la suite transformée en cour centrale.
Johann Baptist Isenring est l’auteur de la plus ancienne photographie de Zurich parvenue jusqu’à nous. Cette image inversée montre l’ancienne poste, avec la Paradeplatz à l’arrière-plan.
Johann Baptist Isenring est l’auteur de la plus ancienne photographie de Zurich parvenue jusqu’à nous. Cette image inversée montre l’ancienne poste, avec la Paradeplatz à l’arrière-plan. Collection W. + T. Bosshard
La Poststrasse à Zurich vers 1844 (en miroir). Prise de vue de Johann Babtist Isenring.
La Poststrasse à Zurich vers 2021.
La Poststrasse à Zurich vers 1844 et 2021. L'image d'Isenring, inversée sur le côté, a été mise en miroir pour cette comparaison. Sammlung W. + T. Bosshard / Google Street View
Récemment, Werner Bosshard a enrichi sa collection d’un dagguerréotype montrant Isenring avec son fils. Cette photographie rare est publiée ici pour la première fois. Johann Baptist Isenring est décédé en 1860, trois mois à peine après sa femme. Le quotidien de la ville de Saint-Gall revint sur sa disparition quelques jours après celle-ci en rendant un hommage appuyé à son rôle de peintre, d’éditeur et de photographe: «Le peintre Isenring est parvenu, par un effort inlassable, et pour ainsi dire sans aide extérieure, à se hisser sur la marche qui lui a valu plus tard la reconnaissance de tous, proches et lointains.» Pionnier de la photographie, Isenring n’en tomba pas moins rapidement dans l’oubli. De nouveaux photographes, de nouvelles techniques éclipsèrent le précurseur, qui de son côté avait abandonné cette activité. Il fallut attendre l’année 1931 et la publication d’un recueil de sources du collectionneur et historien Erich Stenger pour que le rôle primordial d’Isenring soit de nouveau reconnu.
Daguerréotype récemment retrouvé du jeune Johann Baptist Isenring et de son fils.
Daguerréotype récemment retrouvé du jeune Johann Baptist Isenring et de son fils. Collection W. + T. Bosshard

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