Tour du monde des toponymes suisses. Illustration de Marco Heer.
Tour du monde des toponymes suisses. Illustration de Marco Heer.

Du Vésuve à Moscou, sans quitter la Suisse

Sibirie, Afrika, Le Brésil ou encore Himalaia: ces toponymes ne semblent pas particulièrement suisses, mais ils sont bel et bien situés dans notre pays. La Suisse compte plusieurs centaines de ces lieux aux noms «exotiques».

André Perler

André Perler

André Perler est dialectologue et historien. Il travaille comme rédacteur sur le thème du dialecte à la SRF.

Si les toponymes «exotiques» que compte la Suisse sont pour la plupart apparus au cours des deux ou trois derniers siècles, leurs origines sont on ne peut plus variées. Baptiser Vesuv une colline des environs de la commune bernoise d’Heiligenschwendi allait de soi: par sa forme conique, elle rappelle le volcan bien connu qui domine la baie de Naples, dans le sud de l’Italie.
Le Vésuve d’Heiligenschwendi
Le Vésuve d’Heiligenschwendi. Photo: Tina Bollmann, avec les remerciements à l’office de tourisme d’Heiligenschwendi
Le Vésuve italien, 1926.
Le Vésuve italien, 1926. ETH-Bibliothek
Pour bien d’autres toponymes cependant, le lien avec l’original est moins évident, sinon franchement capillotracté. Ainsi, le lieu-dit Le Brésil / Bresilie sur le territoire de la commune de Bellegarde (FR) se serait autrefois distingué par la sécheresse de son sol, raison pour laquelle il resta en friche. Le Brésil ayant eu, dans les siècles passés, cette image de terre à l’état sauvage, on donna son nom à cette parcelle. C’est selon le même principe que certaines zones inaccessibles ou impropres à l’agriculture furent baptisées Afrika, notamment à Buchs (SG) ou à Büren (SO).
La vallée de la Jogne, 1988.
La vallée de la Jogne, 1988. ETH-Bibliothek / Photo : Thomas Zwyssig

Traits d’humour

Les noms «exotiques» ont souvent été donnés par plaisanterie. Comment expliquer autrement que l’on ait appelé Himalaia un modeste versant boisé de Salenstein (TG)? Nombre d’endroits particulièrement froids et ombragés, où la neige restait plus longtemps au sol qu’ailleurs ont été baptisés Sibiri(e) en référence à la Sibérie, région de Russie connue pour son climat inhospitalier, comme à Rothrist (AG), Kappelen (BE) ou sur les hauteurs d’Elm (GL). Deux maisons à Fischingen (TG) et Ramsen (SH) ont également été appelées Petersburg par dérision. La première fut construite par un homme dont le nom de famille était Peter. Les dimensions exagérées de la bâtisse lui valurent le nom de Petersburg, en référence également à la prestigieuse capitale de l’Empire russe, Saint-Pétersbourg. Le maître d’ouvrage de la deuxième, en 1822, fut un certain Peter Neidhart. À Ramsen, on vit plus tard apparaître Moskau (Moscou) et Warschau (Varsovie), par analogie avec Petersburg.
La commune de Ramsen avec les maisons Warschau, Moskau et Petersburg sur la carte Siegfried.
La commune de Ramsen avec les maisons Warschau, Moskau et Petersburg sur la carte Siegfried. Swisstopo

Loin, très loin

L’éloignement de certains lieux était également volontiers exprimé au travers de désignations appropriées. Ainsi, la plupart des plus de 20 Amerika en Suisse alémanique ainsi que les deux Kanada (à Gams [SG] et Welschenrohr-Gänsbrunnen [SO]) sont très éloignés des habitations les plus proches. Ces toponymes remontent à l’époque de la conquête et de la colonisation des Amériques par les Européens. Lorsqu’au XVIIIe siècle, un nombre croissant de Suissesses et de Suisses émigrèrent en Amérique du Nord et en Amérique du Sud (plusieurs centaines de milliers entre 1850 et 1930), le nom Amerika se mit à revêtir de nombreuses connotations en Suisse, dont très certainement «loin, très loin» et (à tort) «territoire inhabité à l’Ouest». C’est ainsi que l’on baptisa Amerika et Kanada des lieux-dits isolés en Suisse alémanique.

Émigra­tion…

L’émigration elle-même se reflète également dans certains toponymes. L’Amerikanerblätz à Hägendorf (SO) doit son nom au fait que cette zone, à l’origine boisée, avait été défrichée dans le but d’éponger des dettes communales avec le produit de la vente du bois. La commune s’était en effet endettée en 1854 pour financer l’émigration en Amérique de 128 de ses citoyennes et citoyens les plus pauvres. Une opération coûteuse qui devait tout de même être rentable pour la commune, puisqu’elle n’avait alors plus à subvenir à leurs besoins. Une histoire similaire se cache derrière l’Amerika-Egge d’Uetendorf (BE): la vente de cette parcelle avait permis à la commune de financer l’émigration de ses citoyens pauvres. Le lieu-dit Argentinie à Niederweningen (ZH) tire peut-être lui aussi son nom de la vente de bois communal qui finança l’émigration de sa population nécessiteuse – en l’occurrence vers l’Amérique du Sud.
Vue aérienne du lieu-dit Argentinie à Niederweningen, désormais défriché.
Vue aérienne du lieu-dit Argentinie à Niederweningen, désormais défriché. Swisstopo

… et retour au pays

Toutes celles et ceux qui traversèrent l’Atlantique ne demeurèrent pas dans leur patrie d’adoption. Certains retournèrent au bercail. Parmi eux, un agriculteur du nom de Kämpfer, qui s’installa à Wintersingen (BL). On raconte qu’il s’asseyait souvent sur un banc à proximité de sa ferme et qu’il disait, en contemplant le panorama qui s’offrait à lui: «Me voilà de retour en Amérique». Le nom Amerika resta ensuite lié à l’emplacement de ce banc. Une zone alluviale couverte de broussailles le long de l’Aar, entre Heimberg et Steffisburg (BE), rappelait à un autre Suisse la Californie, où il avait autrefois vécu. Cette zone, aujourd’hui bâtie, a par conséquent reçu le nom de Kaliforni en dialecte bernois. Suissesses et Suisses (mais essentiellement les hommes) s’impliquèrent également dans les colonies, à l’instar des Faesch, une famille bâloise qui possédait une plantation au Suriname, alors sous occupation néerlandaise. Ils en firent cadeau à leur fille Margaretha Viktoria et son mari Johann Rudolg Ryhiner pour leur mariage. Les époux s’en inspirèrent pour le nom de leur propriété du Petit-Bâle, Klein-Surinam («Petit-Suriname»). De nos jours, on y trouve d’ailleurs une rue Im Surinam.
Le quartier Im Kaliforni d’Heimberg.
Le quartier Im Kaliforni d’Heimberg. Swisstopo

Armées étrangères

De nombreux émigrants fuyaient la pauvreté et la faim, tandis que d’autres aspiraient à de meilleures opportunités de carrière outre-mer. Si ce ne fut heureusement pas les guerres qui poussèrent la population suisse à émigrer du XVIIIe au XXe siècle, le pays connut son lot de combats, comme en témoignent certains toponymes. Pas moins de trois Schwedeschanze sont attestés à Breitenbach (SO), Beggingen (SH) et Pfeffingen (BL), marquant des lieux où l’on se serait retranché pour échapper aux troupes suédoises qui combattirent notamment dans le nord de la Suisse pendant la guerre de Trente Ans (1618-1648). Il est aussi possible que les Suédois eux-mêmes s’y retranchèrent; le flou persiste. On dénombre également deux Russeschanze, à Obersiggenthal (AG) et Ramsen (SH): des troupes russes s’y seraient retranchées au cours des guerres de coalition (1792-1815). N’oublions pas non plus les deux Franzoseschanze de Muotathal (SZ) et Unterengstringen (ZH), qui feraient quant à eux référence aux Français lors des guerres de coalition. On ne peut toutefois attester de la présence des forces en question dans tous ces lieux.
Combat sur le Pont du Diable entre les troupes du général Souvorov et les Français. Anonyme, vers 1800.
Combat sur le Pont du Diable entre les troupes du général Souvorov et les Français. Anonyme, vers 1800. Musée national suisse

L’histoire du monde sur le sol suisse

Les guerres continuèrent à influencer la toponymie de la Suisse, même lorsqu’elles ne se déroulèrent plus sur le sol national. Cela dit, le phénomène était souvent le fruit d’un concours de circonstances, voire d’un pur hasard. La localité de Busswil à Büren (BE) compte ainsi une Mandschurei (Mandchourie), clairière que l’on aurait défrichée à l’époque de la guerre russo-japonaise (1904-1905) qui visait à annexer la Mandchourie, territoire partagé aujourd’hui entre la Chine et la Russie. Un épisode comparable se déroula dans la même commune une cinquantaine d’années plus tard: en pleine guerre d’Algérie (1954-1962) cette fois, on désigna une zone déboisée du nom d’Algier (Alger), capitale de l’Algérie.

La Terre sainte

Parmi les plus anciens toponymes «exotiques» figurent ceux tirés de la Bible, à commencer par Bethlehem (Bethléem). Plus d’une dizaine de lieux-dits et de maisons portent ce nom, parfois depuis le Moyen Âge, mais pour des raisons très diverses. La plus ancienne maison en bois de Schwytz fut ainsi baptisée Bethlehem, car son dépouillement rappelait l’étable où est né Jésus. Il en fut sans doute de même pour la ferme Bethlehem de Waldkirch (SG). La similitude entre «Bethlehem» et «Bettelheim» (lieu occupé par des mendiants) en allemand n’y est peut-être pas non plus étrangère. Quant au hameau Bethlehem à Homburg (TG), il doit probablement son nom à la piété des immigrants bernois évangélistes qui y résidaient. Enfin, l’origine du nom du quartier bernois de Bethlehem est incertaine. S’il ne s’agit ni de dépouillement, ni de foi chrétienne, le lieu constituait peut-être autrefois une étape d’un chemin de pèlerinage en lien avec la ville natale de Jésus. Le canton de Lucerne compte par ailleurs deux fermes appelées Libanon (Liban). Toutes deux étant situées à flanc de colline, il est bien possible que des plaisantins leur donnèrent ce nom en référence au mont Liban, une chaîne de montagnes du Proche-Orient mentionnée dans la Bible. Plusieurs ruisseaux de Suisse alémanique portent également le nom biblique Jordan (Jourdain). À Berlingen (TG), le Jourdain local est même adjacent à l’Öölbärg (mont des Oliviers).
La Terre sainte bernoise. Berne, quartier Bethlehemacker, 1982.
La Terre sainte bernoise. Berne, quartier Bethlehemacker, 1982. ETH-Bibliothek / Photo : Patrick Lüthy

Sempiter­nels Sarrasins

L’un des plus anciens toponymes «exotiques» subsistant en Suisse est sans doute Pontresina, qui dérive du latin «ponte saraceno», soit le «pont des Sarrasins», terme qui désignait communément les musulmans au Moyen Âge. Probablement ni musulman, ni Sarrasin, le fondateur de Pontresina dut peut-être son nom à un teint un peu plus hâlé ou à de (prétendues) origines orientales.
Carte postale de Pontresina, vers 1913.
Carte postale de Pontresina, vers 1913. ETH-Bibliothek
S’il est vrai que durant quelques décennies au Xe siècle, des guerriers musulmans pillèrent régulièrement les Grisons et le Valais, jusqu’à atteindre Saint-Gall, aucune preuve archéologique n’atteste l’installation de Sarrasins sur le territoire de la Suisse actuelle ou même la fondation de localités, n’en déplaise à certains férus d’histoire et leurs aventureuses tentatives de démonstration toponymique. Dans des exemples comme le bisse des Sarrasins d’Anniviers (VS) ou Le Sarrasin de Ponthaux (FR), «Sarrasin» se réfère soit à un âge ancien (l’idée étant que leur construction remonte aux Sarrasins), soit à la culture du sarrasin, cette plante ayant été apportée en Europe par l’intermédiaire des Tatars musulmans. Il en va d’ailleurs de même pour de nombreux Türkei en Suisse centrale et orientale. Jusqu’au XXe siècle, le maïs était appelé «Türgg(e)» dans la partie orientale de la Suisse alémanique, car l’on supposait que cette céréale d’Amérique centrale venait de Turquie (d’où également «granoturco» en italien).

Reflets d’une certaine vision du monde

Les centaines de toponymes «exotiques» en Suisse sont le fruit de nombreux siècles d’histoire, et leurs origines sont très variées. Ils ont cependant en commun de témoigner de la perception et du traitement, à l’échelle locale, d’une multitude d’événements internationaux, tout en reflétant de manière fascinante l’imaginaire de différentes époques.

La Suisse, pays de langues

15.09.2023 14.01.2024 / Musée national Zurich
Outre les quatre langues nationales, la Suisse compte d’innombrables dialectes, accents, argots et langues introduites dans le pays par la population immigrée. Le Musée national Zurich a imaginé un voyage sensoriel à travers les régions linguistiques de la Suisse. Grâce à une technologie sonore interactive, le public découvre comment les prédécesseurs de nos langues sont nés, ont évolué ou ont disparu et comment ont émergé de nouvelles frontières linguistiques et culturelles ainsi que les conflits qui en découlent, hier comme aujourd’hui encore.

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