Soldats de l’armée coloniale néerlandaise pendant la guerre d’Aceh (1873-1912) au nord-est de Sumatra, à laquelle de nombreux Suisses ont également pris part.
Soldats de l’armée coloniale néerlandaise pendant la guerre d’Aceh (1873-1912) au nord-est de Sumatra, à laquelle de nombreux Suisses ont également pris part. Wikimedia

Les mercenaires suisses dans l’armée coloniale néerlandaise

Entre 1815 et 1914, quelque 7600 mercenaires suisses ont servi dans l’armée coloniale néerlandaise. Avides de travail et d’aventure, ils ont ainsi soutenu l’expansion par la force du royaume colonial néerlandais dans la région de l’actuelle Indonésie.

Philipp Krauer

Philipp Krauer

Philipp Krauer est historien à l’EPF de Zurich. En collaboration avec Bernhard C. Schär, il mène des recherches sur l’histoire des mercenaires coloniaux suisses en Indonésie, dans le cadre du projet intitulé «Swiss Tools of Empire».

Aujourd’hui encore, le mercenariat suisse reste présenté comme un pan de l’histoire européenne. Partant, cet épisode brutal, dont les racines remontent au Moyen Âge, a progressivement disparu au XIXe siècle car il n’était plus compatible avec les idéaux rationalistes et libéraux de l’époque. Toutefois, ce récit masque l’essentiel. Le mercenariat était, au moins depuis la fin du XVIe siècle, également impérial, et s’est poursuivi jusqu’au XXe siècle. Cette période est synonyme de misère, de violence et de racisme –  autant d’attributs qui appartiennent aussi à l’histoire de la Suisse moderne, comme l’illustre l’exemple suivant de l’armée coloniale néerlandaise.
Un régiment suisse ayant combattu pendant l’insurrection du 15 mai 1848 dans les rues de Naples pour Ferdinand II, à la tête du royaume des Deux-Siciles.
Un régiment suisse ayant combattu pendant l’insurrection du 15 mai 1848 dans les rues de Naples pour Ferdinand II, à la tête du royaume des Deux-Siciles. Entre 1856 et 1860, quelque 1200 mercenaires suisses issus des troupes helvètes poursuivent leur carrière militaire au sein de l’armée coloniale néerlandaise à Naples. Musée national suisse
Dès les XVIIe et XVIIIe siècles, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC) employait de la main-d’œuvre issue de l’ancienne Confédération. Dans le sillage des guerres napoléoniennes en 1815, l’État des Pays-Bas réclamait les possessions passées de la VOC comme colonies. Étant donné qu’il ne pouvait recruter lui-même que de rares volontaires sur son propre sol, il a perpétué cette pratique. Outre des soldats originaires de son territoire, mais aussi de colonies africaines et d’Asie du Sud-Est, il a par conséquent misé sur de nombreux combattants venus de Belgique, de France, d’Allemagne, du Danemark, de Pologne et de Suisse. Ainsi, dans la période qui s’étend de 1815 à 1914, on estime que 7600 mercenaires helvétiques se sont battus dans les colonies néerlandaises dans la région de l’actuelle Indonésie, de même que plusieurs douzaines dans les Caraïbes et au Suriname. Ces derniers représentaient parfois jusqu’à 11% du contingent des troupes européennes. Contrairement à l’idée reçue de par le monde, les services étrangers pour l’armée coloniale néerlandaise n’étaient pas interdits par le droit suisse. Certes, la Constitution fédérale de 1848 proscrivait les nouveaux contrats de fourniture des troupes (dits capitulations) avec d’autres États. Et dans les années qui ont suivi, les dispositions légales se sont encore durcies. Ainsi, en 1859, la publicité correspondante a été condamnée, mais le service étranger individuel est resté autorisé. Car dans un contexte de pauvreté massive et d’émigration, de nombreux hommes politiques se félicitaient que les Suisses les plus démunis choisissent la voie avantageuse de l’armée coloniale.
TV-Beitrag über die Expansion der VOC in Ostindien. YouTube

Désillu­sion de la vie en caserne

Si les soldats fuyaient la misère, nombre d’entre eux étaient également animés par une soif d’aventure. Dans les casernes équatoriales, l’image romantique des «tropiques» a cependant vite été oubliée au profit de l’âpre réalité: la chaleur, les maladies tropicales et l’entraînement compliquaient le quotidien. Près de la moitié des effectifs mourut en service. En outre, depuis le milieu du XIXe siècle, il n’y avait plus guère de possibilités de poursuivre une carrière militaire au-delà du rang de sous-officier. Ces places étaient majoritairement réservées aux ressortissants néerlandais. Une grande partie des soldats regrettaient donc amèrement leur choix et se tournaient vers le consul suisse en Batavie (aujourd’hui Jakarta) dans l’espoir – en général déçu – de se voir libérés de leur contrat.
Deux soldats immortalisent leur départ pour les colonies néerlandaises sur un portrait, en 1895.
Deux soldats immortalisent leur départ pour les colonies néerlandaises sur un portrait, en 1895. Leiden University Libraries
Les combattants optèrent pour diverses stratégies afin de vaincre leur frustration. Certains mirent fin à leurs jours. D’autres s’en prirent à leur supérieur hiérarchique. En 1860, on observa même une série de mutineries parmi les Suisses et les Français, qui purent être maîtrisées avec l’aide de soldats indonésiens. Les meneurs furent pendus ou condamnés aux travaux forcés pendant des années.
Entré dans l’armée coloniale néerlandaise en 1889, l’Argovien Arnold Egloff décède en 1894 des blessures qu’il a subies pendant la guerre de Lombok.
Entré dans l’armée coloniale néerlandaise en 1889, l’Argovien Arnold Egloff décède en 1894 des blessures qu’il a subies pendant la guerre de Lombok. Domaine de la famille Egloff
Ceux qui s’étaient résolus à accepter leur triste sort noyaient leur chagrin dans le genièvre, une eau-de-vie néerlandaise à base de baies. Quelques-uns se consolèrent en entretenant une relation extraconjugale avec une «gouvernante» indoeuropéenne ou asiatique. Les njais, comme ces concubines étaient appelées en malais, étaient ainsi totalement à la merci des humeurs des Européens. Un soldat pouvait très bien mettre sa njai à la porte du jour au lendemain et il n’était pas rare qu’il regagne seul l’Europe, abandonnant la pauvre femme et leurs enfants communs dans le dénuement. Toutefois, le haut commandement néerlandais approuvait le concubinage. En effet, à ses yeux, la gent féminine contribuait grandement à la force de frappe en protégeant les soldats des maladies sexuellement transmissibles, des relations homosexuelles et de l’alcoolisme.
Portrait d’une njai d’Indonésie – XIXe siècle.
Portrait d’une njai d’Indonésie – XIXe siècle. Wikimedia

Violence coloniale

Les mercenaires suisses comptaient parmi les principaux soutiens d’un régime colonial raciste et violent. Leur tâche consistait à tenir en échec les rébellions des ouvriers javanais et chinois exploités sur les plantations des sociétés commerciales européennes. Par ailleurs, ils participaient à la soumission militaire de l’archipel malais – et ce, en faisant usage d’une extrême brutalité. Tandis qu’ici, en Suisse, la Croix-Rouge internationale voyait le jour et que des discussions pour «une gestion de guerre humaine» étaient menées entre des nations occidentales considérées comme civilisées, en Indonésie, l’armée coloniale néerlandaise rayait des villages entiers de la carte sans aucun égard pour les victimes civiles. Dès lors que l’histoire des mercenaires suisses est donc envisagée dans le contexte impérial, force est de constater qu’elle a perduré jusqu’au XXe siècle et qu’elle était étroitement liée à la violence coloniale.
Des soldats de l’armée coloniale néerlandaise posent devant les dépouilles de villageois et villageoises à Kuta Reh, Sumatra.
Des soldats de l’armée coloniale néerlandaise posent devant les dépouilles de villageois et villageoises à Kuta Reh, Sumatra. D’après les recherches actuelles, 5 à 12% de la population indigène Gajo et 20% des effectifs Alas ont été assassinés lors de la campagne menée en 1904, à laquelle ont également participé quelques Suisses. Wikimedia

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