Des affiches telles que celle-ci appelaient les électeurs à se rendre aux urnes les week-ends de votation.
Des affiches telles que celle-ci appelaient les électeurs à se rendre aux urnes les week-ends de votation. Musée national suisse

La Suisse et la démocra­tie directe

De toutes les démocraties, la Suisse est celle qui possède les éléments de démocratie directe les plus étendus. Ils prennent racine dans le système éducatif relativement bien développé et dans les mouvements populaires paysans du XIXe siècle.

René Roca

René Roca

René Roca possède un doctorat en histoire, enseigne au lycée et dirige l’institut de recherche sur la démocratie directe fidd.ch.

Au cours des deux derniers siècles, les citoyennes et citoyens suisses ont fait évoluer la démocratie vers un modèle unique au monde. La démocratie directe fait partie intégrante de la culture politique du pays et est un fondement déterminant pour sa réussite économique. Aucun pays n’organise chaque année autant de votations que la Suisse. Quatre fois par an, la population est invitée à s’exprimer sur un très large éventail de thèmes au moyen d’initiatives et de référendums, et ce à tous les niveaux politiques: communal, cantonal et fédéral. Ainsi, la Suisse était par exemple le seul pays du monde à s’exprimer à deux reprises sur une loi COVID-19 en 2021. Quelles sont les origines de ce modèle de réussite en matière de démocratie?

Trois fondements: le principe coopéra­tif, le droit naturel et le système éducatif

Avec la démocratie directe, la Suisse a développé au niveau communal et cantonal, avant la création de l’État fédéral en 1848, un fondement qui a pris différentes formes au cours du XIXe siècle. Cela s’est toujours passé «du bas vers le haut», c’est-à-dire du niveau communal au niveau fédéral, en passant par les cantons. C’est ainsi que s’est développé notre modèle fédéral subsidiaire qui a tant fait ses preuves. Le principe coopératif et le droit naturel ont été capitaux dans ce processus. Le «droit naturel» signifie que les individus peuvent réfléchir aux normes intemporelles de vivre-ensemble, au comportement moral (valeurs) et à l’organisation de l’ordre politique et juridique. Il a été mis en pratique en Suisse, entre autres avec le principe coopératif et ses trois piliers: l’entraide, l’autodétermination et la responsabilité individuelle. Ce principe a une force de cohésion, sans laquelle une nation suisse issue d’une volonté politique commune et basée sur la liberté et l’égalité n’aurait pu voir le jour. En témoignent de nombreuses formes d’institutions démocratiques prémodernes telles que les Landsgemeinden, présentes dans divers cantons sous différentes formes, les Ligues rhétiques dans le canton des Grisons ou encore la République des Sept Dizains dans le canton du Valais. De telles formes existent en Suisse depuis le bas Moyen Âge, contrairement au reste de l’Europe, majoritairement féodal et absolutiste.
Carte postale représentant la landsgemeinde glaronnaise, vers 1895.
Carte postale représentant la landsgemeinde glaronnaise, vers 1895. Musée national suisse
La dynamique économique s’est instaurée certes tardivement dans la Confédération, mais sur une base solide et humaine. Cela n’a pas été synonyme de développement pacifique, mais a mené en grande partie à de bonnes solutions dans l’intérêt du «Bonum Commune». Avant 1848, la Suisse était avant tout rurale et agricole, même si elle a connu un premier essor industriel de la fin du XVIIIe siècle à 1848. Celui-ci ne s’est toutefois manifesté que dans certaines régions du pays et reposait sur les industries légères orientées vers l’exportation, soit la filature et le tissage de coton, la soierie et l’horlogerie. Ce processus a eu des répercussions sur d’autres secteurs au XIXe siècle et a procuré à la Suisse un grand esprit d’innovation. Cela est principalement dû au fait que la Suisse était largement en avance sur la plupart des pays européens en ce qui concerne le système éducatif, comme le montre l’évaluation actuelle de l’enquête Stapfer. Le ministre de la République helvétique Philipp Albert Stapfer (1766-1840) a réalisé en 1799 la première étude empirique sur le système scolaire suisse. Il a fallu attendre 2015 pour que l’édition critique de cette importante source voie le jour. Les premiers résultats des projets de recherche sont désormais disponibles et ils sont tant surprenants qu’instructifs. Ainsi, la Suisse était vers 1800 un véritable bastion de l’éducation, puisque presque tous les enfants du pays allaient à l’école. Les premiers résultats permettent de faire la lumière dans plusieurs domaines, et notamment d’expliquer les larges évolutions politiques en Suisse.
Un pilier de la démocratie directe: l’éducation pour tous. L’examen scolaire d’Albert Anker, 1862.
Un pilier de la démocratie directe: l’éducation pour tous. L’examen scolaire d’Albert Anker, 1862. Wikimedia/Musée des Beaux-Arts de Berne
Conscients du besoin et de la volonté des hommes d’organiser eux-mêmes les contextes sociaux et de les améliorer, des contemporains cultivés ont amorcé d’importants changements, pas seulement dans le domaine économique mais aussi en politique. Dans ce contexte, le système éducatif déjà en place a joué un rôle important. Outre plusieurs facteurs, le «bastion de l’éducation» a contribué en Suisse à ce que les mouvements populaires ruraux obtiennent de haute lutte les premiers droits de démocratie directe dans la première moitié du XIXe siècle. Ils les ont imposés face à une opposition parfois très violente, mais le plus souvent libérale. C’est ce que montrent divers exemples de la période de la Régénération suisse (1830-1848) dans des cantons où les mouvements populaires ruraux sont devenus actifs et ont associé des concepts traditionnels à des concepts libéraux issus du siècle des Lumières.

Bâle-Campagne et les «Bewegung­sleute»

Dans le canton de Bâle-Campagne, les cercles libéraux ont accéléré à partir de 1830 l’évolution démocratique. Cette petite classe dirigeante libérale défendait le principe de représentation. La souveraineté du peuple devait se résumer à l’élection du pouvoir législatif, limitée par un suffrage censitaire; il ne fallait pas qu’elle se concrétise en de nouveaux droits populaires. Un groupe s’est vite formé en opposition à cela, composé de la population rurale et appelé les «Bewegungsleute». Ils défendaient un élargissement des droits du peuple sur la base de leur pensée libérale radicale, qui a ensuite évolué en partie vers des idées jacobines-présocialistes. Dans le cadre de la séparation de Bâle-Ville, les «Bewegungsleute» allaient enregistrer leur premier succès. En 1832, Bâle-Campagne s’est doté de sa première Constitution indépendante et y a ancré le veto législatif, une forme précurseur du référendum facultatif actuel. Bâle-Campagne était ainsi le deuxième canton, après Saint-Gall, à introduire ce droit populaire. Les premières expériences politiques ont été positives et la démocratie directe a été par la suite progressivement améliorée.
Division de la région à la suite du conflit entre Bâle-Ville et Bâle-Campagne.
Division de la région à la suite du conflit entre Bâle-Ville et Bâle-Campagne. Bibliothèque centrale de Zurich

Lucerne et ses «démocrates ruraux»

Le canton de Lucerne a adopté pour la première fois en 1831 une Constitution par votation. La 31e Constitution était principalement un produit des cercles libéraux et représentait un important progrès du fait de son caractère démocratique. Comme au début dans le canton de Bâle-Campagne, la démocratie était toutefois représentative, c’est-à-dire que la population n’avait aucune possibilité de participer activement à la vie politique, à part au moyen d’élections limitées (suffrage censitaire). Pour les libéraux, il s’agissait du «système gouvernemental le plus abouti». Les catholiques-conservateurs, aussi appelés «démocrates ruraux», avaient une tout autre conception de la souveraineté du peuple. Ils voulaient accorder à la population une plus grande participation politique. Pour l’obtenir, un mouvement populaire rural s’est formé. Après un intense débat politique, les «démocrates ruraux» ont exigé en 1841 une révision totale de la Constitution, qui a été largement plébiscitée lors de la votation. Le premier paragraphe de la nouvelle Constitution qualifiait le canton de Lucerne d’«État démocratique libre». Les pères de la Constitution ont justifié cette dénomination par le fait que l’introduction de droits populaires était capitale, car dans l’État démocratique-représentatif, la «volonté du peuple est cédée à ses représentants» et il ne reste au peuple lui-même que «l’ombre de sa véritable souveraineté». Comme dans les cantons de Saint-Gall et de Bâle-Campagne, le veto législatif faisait partie des droits dont le peuple disposait. Pour Ignaz Paul Vital Troxler (1780-1866), le plus grand philosophe de Suisse au XIXe siècle, le veto législatif lucernois était «la plus importante des nouvelles institutions». Il revendiquait les droits populaires pour les autres cantons, afin que ceux-ci soient «plus ordonnés et plus heureux», ce qui s’est réalisé plus tard. Dans le canton de Lucerne, la démocratie directe n’a cessé d’évoluer au cours des décennies suivantes.
Portrait d’Ignaz Paul Vital Troxler (1780-1866).
Portrait d’Ignaz Paul Vital Troxler (1780-1866). Bibliothèque centrale de Zurich

Divers courants politiques étaient nécessaires pour obtenir des droits de démocra­tie directe

Après la fondation de l’État fédéral en 1848, les libéraux ont posé d’importants jalons pour le développement économique en Suisse et ont ainsi permis la seconde révolution industrielle (avec, entre autres, la construction des chemins de fer). Ils entretenaient également, comme le montre l’exemple d’Alfred Escher, un penchant pour l’aristocratisation de la politique et favorisaient un principe utilitariste qui a produit des inégalités et des injustices au sein de la société. Ainsi, les libéraux n’apportaient souvent pas de réponse adéquate aux questions sociales posées par l’industrialisation. En 1848, après la guerre du Sonderbund, les «Bewegungsleute» et les «démocrates ruraux» faisaient partie des perdants politiques. Ils ont pourtant marqué l’histoire suisse autant que les libéraux avant et après 1848. Les vainqueurs libéraux de la guerre du Sonderbund de 1847 ont dû endurer un long processus d’apprentissage avant d’accepter la démocratie directe et de se défaire de leur suffisance à l’égard du «peuple». La Suisse ne serait pas un État fédéral de démocratie directe et ne posséderait pas le modèle économique qu’elle a aujourd’hui si les libéraux, anticléricaux et certains éléments centraux avaient pu s’imposer sans la moindre résistance. Les cercles libéraux, présocialistes et conservateurs étaient tous autant responsables de l’évolution du système démocratique. Que faut-il aujourd’hui pour entretenir et améliorer ce système?
Souvenir symbolique des institutions démocratiques prémodernes dans la salle du Conseil des États. Fresque La landsgemeinde d’Albert Welti et Wilhelm Balmer, 1917.
Souvenir symbolique des institutions démocratiques prémodernes dans la salle du Conseil des États. Fresque La landsgemeinde d’Albert Welti et Wilhelm Balmer, 1917. Services du Parlement

Consoli­der sérieu­se­ment le modèle politique

La démocratie directe en Suisse est très ambitieuse et nécessite que la population débatte des questions en suspens de manière intense et objective. Il est aussi nécessaire qu’elle soit bien au fait des questions institutionnelles suisses, qu’elle sache apprécier la structure démocratique de notre pays fédéral et qu’elle puisse inscrire dans leur contexte historique les objets soumis en votation populaire. Cela présuppose de bonnes connaissances civiques et un large savoir de l’histoire suisse, qui doivent être enseignés durant la scolarité obligatoire, ainsi qu’au niveau secondaire II en lien avec le contexte actuel. La participation active à la démocratie directe ne se résume toutefois pas à l’apprentissage de certaines compétences; elle nécessite que tous les individus aient la volonté de participer et qu’ils prennent part activement à l’organisation de la société, sans perdre de vue l’intérêt général.

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