Immersion de réservoirs sous-marins remplis de blé sur le lac de Thoune, 1939.
Immersion de réservoirs sous-marins remplis de blé sur le lac de Thoune, 1939. Archives Migros

Les stocks sous-marins de Dutti

Le fondateur de Migros, Gottlieb Duttweiler, se souciait déjà de garantir l’approvisionnement du pays avant que la Seconde Guerre mondiale n’éclate. Toutefois, son idée, qui consiste à immerger des céréales et d’autres denrées alimentaires dans des «boîtes de conserve» de plusieurs tonnes au fond de nos lacs, ne fit pas l’unanimité.

Katrin Brunner

Katrin Brunner

Katrin Brunner est une journaliste indépendante, spécialisée dans l'histoire et chroniqueuse de Niederweningen.

À l’automne 1938, Gottlieb Duttweiler s’adresse aux Suissesses par ces mots: «Chères femmes au foyer, faites vos achats où vous le souhaitez – même à la coopérative! – mais constituez le plus de stocks possible…». Que les dépenses engagées pour le matériel de guerre soient aussi conséquentes que celles consenties pour la constitution de réserves, à ses yeux essentielles, de denrées alimentaires a le don de faire enrager le controversé fondateur de Migros, alors même que la loi fédérale sur l’approvisionnement économique du pays en biens vitaux est entrée en vigueur le 1er avril 1938.
Portrait de Gottlieb Duttweiler, vers 1930.
Portrait de Gottlieb Duttweiler, vers 1930. Wikimedia
En juillet 1938, Duttweiler présente son plan de stockage des céréales, mais aussi du carburant et du pétrole dans nos lacs. Pour lui, l’avantage de ce type d’entreposage tombe sous le sens. En plus de générer des frais de stockage élevés, les halles de dépôt courent un danger permanent en raison des potentiels bombardements. L’ancien Département fédéral de l’économie DFE (aujourd’hui DEFR) commande une étude correspondante, qui donne raison à Gottlieb Duttweiler.
Essais de stockage sous-marin dans les lacs suisses, 1939 (en allemand). YouTube / Migros
Et c’est ainsi qu’à l’été 1939, l’improbable se produit dans le lac de Thoune, à Därligen (BE). Dans un réservoir en acier de 250 m3 et sept mètres de haut environ, dont l’intérieur est recouvert d’un enduit de goudron, 230 tonnes de céréales hermétiquement protégées disparaissent sous la surface. Elles doivent être stockées dans une eau à quelque dix degrés pendant les quatre mois et demi suivants. L’essai se révèle probant. La température empêche les céréales de germer et prévient toute fermentation ou infestation par la vermine. Le Conseil fédéral refuse néanmoins de participer au projet et s’oppose à sa poursuite, invoquant la courte durée du test ainsi que la pratique de contingentement toujours en vigueur. C’est surtout le conseiller fédéral Hermann Obrecht, chargé de défendre ce point de vue, qui ne cesse de s’en prendre à Gottlieb Duttweiler. Ce dernier siège au Conseil national pour l’«Alliance», où il fait également pression pour imposer son initiative. Finalement, Obrecht laisse entendre au fondateur de Migros que le projet ne présente selon lui aucun intérêt dans un contexte d’organisation d’économie de guerre.
Le Conseiller fédéral Hermann Obrecht, 1936.
Le Conseiller fédéral Hermann Obrecht, 1936. Dukas / RDB
Malgré tout, quelques mois plus tard, Duttweiler jette un réservoir sous-marin de 15 m3 rempli de blé dans le lac d’Alpnach, acheté sur ses propres deniers. Le blé y restera immergé pendant les six années suivantes, faisant l’objet de contrôles réguliers. Résultat: les céréales sont toujours parfaitement intactes à l’issue de cette période. Grâce à l’enduit de goudron, au film de protection extérieur prévu pour protéger de la boue et du sable, ainsi qu’à la faible teneur en oxygène dans les profondeurs, l’eau ne pénètre pas et le réservoir ne rouille pas. S’il s’était laissé décourager, «Dutti» n’aurait pas vraiment été «Dutti»! En 1949, il plonge dans le lac d’Alpnach – de nouveau à ses frais – une centaine de barils d’huile de coco brute et d’huile d’arachide, qui seront régulièrement contrôlés au cours des années suivantes. Ce ne sera pas là son dernier essai couronné de succès pour stocker avantageusement des denrées alimentaires mais aussi d’autres matériaux essentiels en temps de guerre et les mettre à l’abri des bombes. À compter de 1955, plus de 2000 tonneaux sont envoyés par le fond dans ce même lac.
Dans les années 50 aussi, des denrées alimentaires étaient encore entreposées dans les lacs. YouTube / Migros
Aujourd’hui, plus aucun des contenants de denrées alimentaires de Dutti ne gît au fond des étendues d’eau suisses. Et pour cause, l’expérience a été définitivement interrompue au début des années 60, notamment parce que les gravats et débris causés par les travaux de construction visant à élargir la route de Brünig risquaient d’endommager les tonneaux. Les 2765 «boîtes de conserve» surdimensionnées couchées dans le lac d’Alpnach ont toutes été repêchées indemnes.
Récupération de tonneaux de denrées alimentaires dans le lac d’Alpnach dans les années 60.
Récupération de tonneaux de denrées alimentaires dans le lac d’Alpnach dans les années 60. Archives Migros

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