Pourquoi se rendre à l’église si on peut s’arrêter à l’auberge? Illustration de Marco Heer.
Pourquoi se rendre à l’église si on peut s’arrêter à l’auberge? Illustration de Marco Heer.

De la campagne à l’église, un parcours du combattant

La religion et l’Église façonnaient autrefois la vie quotidienne. Faire acte de présence à la messe ou au culte du dimanche relevait presque de l’obligation. Mais la population des campagnes devait souvent entreprendre un long trajet à pied pour «aller au sermon», à l’instar des habitants de la région du Buchholterberg.

Reto Bleuer

Reto Bleuer

Reto Bleuer est collaborateur bénévole du Service archéologique du canton de Berne.

Le Buchholterberg, chaîne de collines au nord-est de Thoune marquant la frontière entre l’Oberland bernois et l’Emmental, appartenait autrefois à la paroisse de Diessbach (rebaptisée Oberdiessbach en 1870). Son territoire était vaste, si bien qu’il fallait compter jusqu’à trois heures de marche pour rejoindre l’église de Diessbach depuis sa frontière est. Les chemins, mal aménagés, étaient presque impraticables pour les charrettes. Après ce parcours éprouvant, les personnes venues des confins de la paroisse faisaient souvent halte à l’auberge pour reprendre des forces, au grand dam du pasteur: il n’était pas rare que certaines d’entre elles restent attablées, manquant l’office religieux. L’espace restreint de l’église s’avérait tout aussi problématique pour la population rurale. Les jours de grande fête, la maison de Dieu ne pouvait en effet accueillir tous ses fidèles, de sorte que nombre d’entre eux se voyaient contraints de rentrer chez eux bredouilles. Il n’est donc pas surprenant que les habitants du Buchholterberg aient souhaité avoir leur propre église, comme en témoignent diverses requêtes adressées à «leurs Excellences de Berne». À partir de 1712, le pasteur de Diessbach put compter sur les services d’un assistant qui assurait l’instruction religieuse des enfants dans l’école de Bruchenbühl, au Buchholterberg. Quelques années plus tard, la population réclama la construction d’un cimetière à côté de l’école, car la neige rendait le transport des défunts jusqu’à Diessbach très difficile en hiver. Les baptêmes représentaient eux aussi un défi de taille durant cette saison. On rapporte que certains nouveau-nés ne survivaient pas au chemin jusqu’à l’église de Diessbach et mourraient avant même d’avoir été baptisés.
Les collines du Buchholterberg et l’église de Diessbach, représentées sur une carte de l’État de Berne, 1672.
Les collines du Buchholterberg et l’église de Diessbach, représentées sur une carte de l’État de Berne, 1672. Bibliothèque universitaire de Berne.
Avec le temps, les salles de classe de l’école devinrent trop étroites: vers 1800, environ 200 enfants et adolescents fréquentaient l’établissement et y suivaient les cours de catéchisme. Un enseignement ordonné n’étant presque plus possible dans de telles conditions, il devenait de plus en plus difficile de trouver un assistant pastoral. Le pasteur Bachmann de Worb, qui était responsable de l’enseignement en qualité de commissaire scolaire, déclara que l’assistance et l’instruction religieuses insuffisantes risquaient d’affecter les mœurs et la piété. En 1805, il s’adressa en termes clairs aux autorités bernoises:

«Les régions […] du Buchhol­ter­berg sont les plus sauvages de toute notre adminis­tra­tion et les plus étrangères aux bonnes mœurs. […] S’il est un lieu où il est nécessaire de saisir et d’encourager un élan naissant pour sauver la bienséance, c’est bien celui-ci.»

Pasteur Bachmann, commissaire scolaire de Worb
Les avertissements du pasteur furent pris très au sérieux par le gouvernement bernois. En 1810, il commanda un devis pour la construction d’une église et se mit à la recherche d’un emplacement approprié. Mais impossible de s’atteler au chantier: la famille patricienne des Wattenwyl, propriétaire de la seigneurie de Diessbach, possédait un «droit de collation» lui assurant la mainmise sur toutes les affaires ecclésiastiques. L’État de Berne tenta de priver les Wattenwyl de leur patronage. Il fallut attendre 26 longues années de négociations avant qu’un accord puisse être trouvé. Le 15 mai 1835, le Grand Conseil bernois donna finalement son feu vert pour la construction de l’église. Un terrain approprié avait déjà pu être acquis quatre ans auparavant dans le hameau de Heimenschwand. Pour des raisons économiques, on opta pour un projet basique à 13 799 francs comprenant 720 places assises. L’église fut construite avec des pierres et du sable de la région. On tailla les encadrements des fenêtres et des portes, de même que le socle, dans deux blocs erratiques provenant du Grimsel, échoués sur le Buchholterberg lors de la dernière période glaciaire. La population dut elle aussi mettre la main à la pâte: comme on manquait de moyens financiers pour soutenir le projet (la région du Buchholterberg figurait alors parmi les plus pauvres du canton), les habitants apportèrent leur contribution en participant aux travaux.
L’église de Heimenschwand vue du sud, avec ses encadrements de fenêtre et son socle en granit du Grimsel.
L’église de Heimenschwand vue du sud, avec ses encadrements de fenêtre et son socle en granit du Grimsel. Photo: Reto Bleuer
Mais ce projet de longue haleine semblait ne jamais vouloir prendre fin: à peine la maçonnerie du clocher fut-elle terminée que les premières fissures firent leur apparition. L’église fut inaugurée le 16 avril 1837, avec quelques mois de retard, sans que personne n’ose s’aventurer à faire sonner les deux cloches. Il fallut attendre le printemps 1838 pour que celles-ci résonnent enfin, après le renforcement du clocher. L’édifice présentait cependant toujours des défauts, si bien que d’autres travaux d’entretien s’ensuivirent. Ce n’est qu’en 1841 que l’ouvrage fut remis au commanditaire et que les artisans purent toucher leur salaire.
L’église de Heimenschwand avec vue sur les Alpes bernoises, vers 1920.
L’église de Heimenschwand avec vue sur les Alpes bernoises, vers 1920. Photo: Fritz Gugger, Heimenschwand
Vers la fin du XIXe siècle, le canton de Berne voulut, comme il était désormais d’usage, remettre l’église de Heimenschwand à la paroisse. Or, le clocher présentait à nouveau des fissures, dont certaines atteignaient 10 centimètres de large. La paroisse refusa donc de prendre en charge ce bâtiment mal sécurisé. Des énièmes travaux de rénovation et d’amélioration durent être effectués. L’église de Heimenschwand devint finalement la propriété de la paroisse le 15 juillet 1960, plus de 120 ans après son achèvement, ce qui en fait la dernière église du canton à devenir paroissiale. Un vrai parcours du combattant.

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