Fernand Gigon sur la place Tien An Men à Pékin, 1956.
Fernand Gigon sur la place Tien An Men à Pékin, 1956. Bibliothèque cantonale jurassienne, AL 7

Artiste de l’éphémère

Comment Fernand Gigon (1908-1986), en tant que journaliste, a rapporté au public en sons, textes et images le vaste monde de l'après-guerre.

Benoît Girard

Benoît Girard

Ancien directeur de la Bibliothèque cantonale jurassienne.

Le Jurassien Fernand Gigon occupe un rang singulier parmi les journalistes d’investigation suisses qui ont marqué le XXe siècle. Il en est peu qui aient revêtu, comme lui et à un tel degré, une dimension proprement planétaire et dont l’œuvre ait connu un rayonnement aussi étendu. Homme de plume doué d’un indéniable talent affiné par une longue et patiente expérience, il s’est frotté, avec des fortunes diverses, à tous les genres d’écriture: il fut tour à tour poète, romancier, essayiste, dramaturge, scénariste, librettiste, et même auteur de chansons. Homme de presse par vocation dès l’adolescence, rompu aux ficelles du métier auquel il se voua avec passion pendant plus de cinquante ans, curieux de tout et résolument moderne, il a su très rapidement dépasser les supports traditionnels de l’information écrite, qu’il dominait parfaitement, pour apprivoiser tous les nouveaux moyens de communication par le son et par l’image dont l’entre-deux­guerres consacra l’avènement et l’après-guerre le triomphe. Pigiste, rédacteur, photographe, il sera aussi reporter radio et cinéaste avant d’entamer, dès le début des années 1950, une carrière de journaliste-reporter indépendant qui le mène autour du monde à la poursuite de l’information in vivo. De sa course, le globe-trotter rapporte une moisson de témoignages dont se font l’écho les médias du monde entier. Il en tire de vigoureuses synthèses renfermées en une vingtaine de livres dont certains connaîtront en traduction un succès quasi universel.
Fernand Gigon, env. 1926.
Fernand Gigon, env. 1926. Bibliothèque cantonale jurassienne, AL 7
De Fontenais, son village natal, et de Porrentruy où il passe son enfance et accomplit sa scolarité, le jeune homme s’en va effectuer ses apprentissages en autodidacte à Bâle avant de s’établir en 1928 à Genève, cité internationale, siège alors de la Société des Nations. La ville du bout du lac devient son port d’attache. À la force du poignet, il y acquiert un profil de journaliste professionnel qu’il met au service d’une multitude d’organes de presse, soit en Suisse romande, soit à Paris où il s’installe en 1938. L’entrée en guerre de la France le renvoie à Genève où il se fait cinéaste, expérience amère qui le ruine. À la fin des hostilités en Europe, il retourne à Paris, rédacteur reporter au service d’un grand journal du soir.
Carte de presse, 1949.
Carte de presse, 1949. Bibliothèque cantonale jurassienne, AL 7
À Noël 1950, d’accord avec son épouse Monique Constantin (1926-2013), qui prend en main l’intendance de l’entreprise, il se fait journaliste indépendant. Il est alors en Europe le seul « reporter volant » de langue française, collaborant à une chaîne de 28 journaux de toutes les parties du globe. Ses investigations le mènent à réitérées reprises en Extrême-Orient, d’où il rapporte, en plus d’une quantité difficilement mesurable d’articles de presse et de photographies, trois ouvrages publiés entre 1953 et 1958. Après une incursion en Afrique (1954) où il parcourt la piste du Tanezrouft et rend visite au docteur Albert Schweitzer, puis au Moyen-Orient (1955), il est un des premiers observateurs occidentaux à obtenir un visa pour la Chine de Mao où il effectue un long périple en 1956. Il en rapporte deux livres, Chine en casquette (1956), Chine, cette éternité (1957) et une moisson de photographies dont un grand nombre ont aujourd’hui valeur de véritables documents ethnographiques, sans parler de leurs indéniables qualités esthétiques.
En juillet 1955, Fernand Gigon obtient de Zhou Enlai, Premier ministre de la République populaire de Chine, le visa qui lui permet de pénétrer sur le territoire de la Chine populaire. En 1956, il sera le premier journaliste occidental non communiste à parcourir ce géant asiatique alors très fermé.
En juillet 1955, Fernand Gigon obtient de Zhou Enlai, Premier ministre de la République populaire de Chine, le visa qui lui permet de pénétrer sur le territoire de la Chine populaire. En 1956, il sera le premier journaliste occidental non communiste à parcourir ce géant asiatique alors très fermé. Bibliothèque cantonale jurassienne, AL 7
Fernand Gigon serre la main de Tchang Kaï-Chek, 1954.
Fernand Gigon serre la main de Tchang Kaï-Chek, 1954. Bibliothèque cantonale jurassienne, AL 7
Fernand Gigon avec le président tchécoslovaque Edvard Beneš, 1945.
Fernand Gigon avec le président tchécoslovaque Edvard Beneš, 1945. Bibliothèque cantonale jurassienne, AL 7
En 1957, il effectue sur place une vaste enquête sur les survivants de la bombe atomique au Japon ; ses reportages paraissent dans 27 journaux à travers le monde et le livre qu’il publie l’année suivante, sous le titre d’Apocalypse de l’atome, est traduit en sept langues. Il est en Russie en 1959, aux États-Unis en 1960. Maniant stylo, micro et caméra, il parcourt à nouveau l’Extrême-Orient, la Polynésie et l’Australie. Il en rapporte une série de films témoignages sur les derniers potentats de la planète, Le Temps des Seigneurs. D’une nouvelle visite en Chine en 1961 naissent un livre, La Chine devant l’échec (1962) et trois émissions de télévision, White Paper on Red China. Ces reportages, diffusés par la chaîne NBC en février 1962, lui ouvrent l’audience du public américain. Il est dès lors l’un des observateurs les plus avertis des mutations des années soixante et septante dans cette partie de l’Asie, qu’il analyse dans autant de dossiers.
«Clés pour la Chine». Fernand Gigon analyse l'organisation de la société chinoise. RTS
Irving Gitling, patron de la NBC, examine avec Fernand Gigon, le film rapporté de Chine par ce dernier, 1962.
Irving Gitling, patron de la NBC, examine avec Fernand Gigon, le film rapporté de Chine par ce dernier, 1962. Bibliothèque cantonale jurassienne, AL 7
«Red China», 1962, avec des images de Fernand Gigon. YouTube
L’héritage intellectuel qu’il laisse est impressionnant. En un demi-siècle d’activité, Fernand Gigon a publié, outre 24 livres, des milliers d’articles et de reportages dispersés dans des revues, magazines et journaux. Il a collaboré à au moins 200 titres de périodiques répartis sur trois continents. À cela, il convient d’ajouter plusieurs centaines d’heures de reportages et d’interviews dont les archives des organismes de radio et de télévision conservent la trace sinon la totalité des enregistrements, une filmographie réunissant une douzaine de titres, déposés auprès de la Cinémathèque suisse, et une iconographie regroupant quelque 20’000 photographies et diapositives déposées auprès de la Fondation suisse pour la photographie à Winterthour. La Bibliothèque cantonale jurassienne à Porrentruy détient, grâce à la donation consentie par Monique Gigon en 1998, les archives littéraires du journaliste. Ces documents constituent l’une des sources de première main pour l’histoire du journalisme, car les cinquante années d’activité du journaliste Fernand Gigon recouvrent précisément une époque de grande mutation au sein de la profession, le son et l’image commençant à supplanter l’écrit dans la communication de masse. Maîtrisant techniques nouvelles et traditionnelles, Fernand Gigon assure avec bonheur la transition de la génération du papier à celle de l’électronique.

Série: 50 person­na­li­tés suisses

L’histoire d’une région ou d’un pays est celle des hommes qui y vivent ou qui y ont vécu. Cette série présente 50 person­na­li­tés ayant marqué le cours de l’histoire de la Suisse. Certaines sont connues, d’autres sont presque tombées dans l’oubli. Les récits sont issus du livre de Frédéric Rossi et Christophe Vuilleu­mier, intitulé «Quel est le salaud qui m’a poussé? Cent figures de l’histoire Suisse», paru en 2016 aux éditions inFolio.

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