Anna Koch a assassiné une rivale et a fait porter le chapeau à son ancien amant. Illustration de Marco Heer
Anna Koch a assassiné une rivale et a fait porter le chapeau à son ancien amant. Illustration de Marco Heer

Mensonges, torture, mort: le cas d′Anna Koch

En 1849, Johann Mazenauer est accusé du meurtre de son amie. Les autorités appenzelloises utiliseront pratiquement tous les moyens pour obtenir ses aveux, mais elles n’y parviendront jamais car la victime fut assassinée par une ex-amante de l’accusé.

Patrik Süess

Patrik Süess

Patrik Süess est un historien indépendant.

Si elle n’avait pas essayé de vendre un bijou ayant appartenu à sa victime immédiatement après son forfait, Anna Koch de Gonten (AI) aurait pu continuer sa vie en toute impunité, d’autant plus que les premières conclusions de l’enquête avaient suggéré un accident. D’ailleurs, qui aurait pu penser que mue par la jalousie et l’avidité, une jolie jeune fille blonde qui n’avait pas encore fêté ses 18 printemps aurait pu noyer de ses propres mains Magdalena Fässler – qui lui disputait les faveurs de Johann Baptist Mazenauer – après les vêpres de la Fête-Dieu dans un étang situé non loin de l’église? La presse scandalisée affublera la meurtrière du surnom évocateur de «la monstrueuse». Lorsque les soupçons se portèrent sur elle, Anna Koch accusa son ancien amoureux car comme ce dernier le déclarera des décennies plus tard: «Quand un jeune homme pauvre et plutôt fruste comparaît en même temps qu’une jolie jeune fille devant un tribunal, on laisse courir la gamine et le pauvre type finit au clou.» Maçon et ramoneur de son état, Mazenauer avait entretenu pendant quelque temps une liaison avec Anna Koch, mais comme elle le trompait souvent, il s’était tourné vers Magdalena Fässler, ce qui blessa profondément la fierté d’Anna Koch, en dépit de son comportement volage. La jeune femme s’était en outre endettée pour acheter une nouvelle chaînette en argent destinée à orner son costume du dimanche.
Gonten, gravure de Johann Jakob Rietmann, vers 1850.
Gonten, gravure de Johann Jakob Rietmann, vers 1850. Bibliothèque nationale suisse
Quant au bijou de la morte qu’elle avait tenté de négocier, Anna commence par déclarer que c’est Mazenauer qui l’a trouvé sur le cadavre et le lui a rapporté pour qu’elle le revende. Puis, elle élabore un autre scénario: Mazenauer a noyé Fässler et il lui avait fait part de son funeste projet peu avant de passer à l’acte. Le jeune homme de 21 ans est son fiancé et ils ont besoin d’argent pour se marier à l’automne. Anna finira par avouer qu’elle était enceinte de ses œuvres. Se fiant aux déclarations d’Anna Koch, les autorités supposèrent que Johann Baptist Mazenauer ne tarderait pas à passer aux aveux. Mais à l’occasion d’un «interrogatoire à l’amiable» dans les murs de l’hôtel de ville d’Appenzell, l’homme conteste ardemment toute participation au crime, ce qui incite le juge d’instruction à user d’une méthode plus radicale, à savoir la question. Mazenauer est donc lié sur un banc puis torturé au nerf de bœuf pendant plusieurs jours et même des semaines comme on peut le constater à la lecture du procès-verbal: «Ce n’est pas moi qui l’ai fait. Je le jure en mon âme et conscience… – prononcé: six coups de bâton. – Je ne peux pas reconnaître ce que je n’ai pas fait… – prononcé: six coups de bâton en plus. – Bien sûr que je ne l’ai pas fait… – prononcé: 24 coups de bâton. Je ne l’ai pas fait donc je ne peux pas l’avouer, au nom de Dieu. Si seulement Dieu tout puissant pouvait me venir en aide – prononcé: Mazenauer doit être incarcéré, au pain et à l’eau.» Pendant ce temps, Anna Koch est aussi aux arrêts mais chez un garde-champêtre dont elle partage les repas en famille. De son côté, Mazenauer est incarcéré dans une solide caisse en bois dans laquelle il ne peut même pas se tenir debout. Installé dans les combles de l’hôtel de ville, ce «cachot» n’est doté que d’une seule petite ouverture permettant le passage de la nourriture et d’un peu d’air.
Le nerf de bœuf est une verge de taureau séchée et tressée servant à cravacher les animaux, mais aussi les humains.
Le nerf de bœuf est une verge de taureau séchée et tressée servant à cravacher les animaux, mais aussi les humains. Wikimedia
Se basant sur une interprétation archaïque du droit, les autorités appenzelloises partent du principe que des aveux sont indispensables parce qu’ils représentent la «reine des preuves» (confessio est regina probatio) et que la torture est légitime pour obtenir cette preuve. En Europe de l’Ouest et en Europe centrale, la torture était en effet qualifiée entre le XIIIe et le XIXe siècle de «moyen de procédure pénale reconnu pour établir la vérité lors de l’instruction». En revanche, pour les esprits éclairés du siècle des Lumières, l’abolition de la torture est primordiale dans la lutte pour un droit pénal plus humain car d’une part, elle n’est pas efficace (ceux qui la subissent mentent pour échapper à la douleur) et d’autre part, elle est incompatible avec la dignité humaine. Le gouvernement de la République helvétique parvint pour la première fois à abolir sur l’ensemble du territoire suisse tous les types de tortures physiques destinées à obtenir des aveux. Cela n’empêchera néanmoins personne de se rabattre bientôt sur le passage à tabac pour châtier «désobéissance et mensonges» car les aveux restent LA preuve indispensable, comme par le passé. La torture peut-elle d’ailleurs se résumer aux anciennes méthodes qu’étaient l’estrapade, le chevalet et les coups de bâton? Des «peines disciplinaires» comme les coups et la mise au cachot remplacèrent donc la torture là où elle était officiellement interdite.
Caricature du procès inquisitorial en 1845 du meurtrier de Joseph Leu, politicien lucernois. Dans ce cas, les autorités procédèrent de façon pour le moins radicale.
Caricature du procès inquisitorial en 1845 du meurtrier de Joseph Leu, politicien lucernois. Dans ce cas, les autorités procédèrent de façon pour le moins radicale. Musée national suisse
Au soir de la République helvétique et jusqu’à la Régénération, les cantons campagnards conservateurs mais aussi Zurich, reviendront aux anciennes procédures pénales comme la torture dans les cas graves. En 1820, on pratique encore régulièrement la torture à Schwytz, entre autres par brûlure. En 1869, Zoug a toujours recours aux poucettes et à l’estrapade. En Appenzell Rhodes-Intérieures, le banc de torture sur lequel Mazenauer fut supplicié en 1849 était encore utilisé pendant les années 1860. Certains juristes craignaient alors que l’abolition de la torture affecte l’efficacité des procédures pénales. On peut lire en 1861 dans un article polémique du journal conservateur Zuger Volksblatt au sujet d’un meurtre à Schwytz que les «confrontations» ne donnent aucun résultat et qu’en dépit de tous les arguments modernes, «les bonnes vieilles méthodes ont parfois le mérite d’être efficaces». Ce journal juge donc la torture plus adéquate que l’interrogatoire. En ce temps-là, cet avis était très répandu. Les aveux constituant une preuve indispensable, que faire lorsqu’il n’y en a pas? Quelle nouvelle «reine des preuves» peut-on invoquer? La lutte pour l’abolition de la torture visait aussi à valoriser les preuves circonstancielles au cours de l’instruction et la liberté de leur évaluation par le tribunal, lequel pouvait ainsi rendre son verdict en l’absence d’aveux formels.
Extrait du Zuger Volksblatt du 1er mai 1861
Extrait du Zuger Volksblatt du 1er mai 1861 e-newspaperarchives
Malgré tous les coups reçus sur le banc de torture, Johann Baptist Mazenauer a toujours nié avoir joué le moindre rôle dans le meurtre de Magdalena Fässler. Et lorsqu’Anna Koch s’enfuit subitement, les autorités appenzelloises commencent à douter de sa version des faits. Apparemment tourmentée par sa mauvaise conscience, Anna Koch trouve refuge à Rankweil, dans le Vorarlberg, où elle souhaite se confesser. Mais le prêtre du village lui refuse l’absolution tant qu’elle ne reconnaîtra pas publiquement son crime. Plus de cinq mois après les événements, Anna Koch revient en Appenzell, se rend aux autorités et avoue son forfait qu’elle qualifie de vengeance. Le procès-verbal mentionne: «Est-il (Mazenauer) donc innocent? – Oui, il est innocent. – Il n’a donc jamais su ce qu’il s’était passé? – Il ne savait rien. – Pourquoi l’avez-vous donc accusé? – Parce qu’il était amoureux de moi.» Anna Koch imaginait que Mazenauer avouerait le meurtre par amour pour elle. Anna Koch est condamnée à mort le 29 novembre. Quatre jours plus tard, le verdict est confirmé par 92 voix contre 6 au Grand Conseil d’Appenzell Rhodes-Intérieures qui n’accorde aucune circonstance atténuante, «Anna Koch ayant nié durablement les faits et multiplié des mensonges éhontés accusant une tierce personne, à savoir Johann Baptist Mazenauer».
L’épée du bourreau Johann Baptist Bettenmann qui servit à décapiter Anna Koch à Appenzell en décembre 1849.
L’épée du bourreau Johann Baptist Bettenmann qui servit à décapiter Anna Koch à Appenzell en décembre 1849. Museum Prestegg
L’exécution d’Anna Koch a lieu le 3 décembre 1849. Le spectacle est épouvantable. Terrifiée, la jeune femme se débat et doit être ligotée au traîneau qui la conduit sur le lieu de son exécution où s’est réunie une foule immense. Ses cris désespérés couvrent la lecture de la condamnation à mort. Après lui avoir placé la tête sur le billot, le bourreau attache ses tresses à un morceau de bois qu’il relève pour la décapiter plus facilement. On peut lire dans un journal allemand ce commentaire outré: «Quelle curiosité malsaine peut inciter qui que ce soit à assister à un tel spectacle pendant une heure et demie? Est-ce ainsi que l’on élève la moralité du peuple où qu’on l’éloigne du crime?» Le traumatisme suscité par cette dernière exécution dans le canton d’Appenzell Rhodes-Intérieures restera longtemps vivace. Pas moins de deux pièces de théâtre seront écrites au XXe siècle sur l’affaire Koch-Fässler. Il existe aussi un Yodel intitulé Anna Koch.

Aucune indemnité pour Mazenauer

Mazenauer accordera son pardon à Anna Koch. Lorsque le Grand Conseil lui demande: «Vous ne lui reprochez rien? Vous ne lui demandez aucune excuse?» Il répond d’un ton solennel: «Je lui accorde volontiers mon pardon, aux siècles des siècles.» Sans le savoir, cette déclaration de Mazenauer dispense le canton de lui verser quelque indemnité que ce soit. Le pauvre homme ne connaissait d’ailleurs pas la signification du mot «recours». Si comme la torture n’avait pas suffi, les autorités appenzelloises ajoutent par une ultime tromperie une cerise bien rance sur un gâteau déjà pourri. «Voilà ce que l’on appelle une procédure pénale dans le canton d’Appenzell R.I.,» ironisera la St. Galler Zeitung.
Un homme brisé: Johann Baptist Mazenauer photographié en 1897.
Un homme brisé: Johann Baptist Mazenauer photographié en 1897. e-periodica
Que de tels procédés aient pu avoir cours dans une Confédération encore jeune relevait du fait que le droit pénal était alors purement cantonal et il fallut encore bien des années jusqu’à ce que nombre de cantons conservateurs disposent d’un code pénal écrit. Seule la procédure archaïque avait encore cours en 1897 dans le canton d’Appenzell Rhodes-Intérieures. Un droit pénal unifié au niveau suisse ne sera appliqué qu’à partir de 1942. Et si les peines corporelles furent abolies par la constitution en 1874 déjà, on y aura encore recours ici et là pendant plusieurs décennies. Johann Baptist Mazenauer ne guérira jamais des mauvais traitements qu’il endura pendant vingt-quatre semaines de captivité. Il souffrira de douleurs chroniques et d’autres problèmes de santé pendant le restant de ses jours et décédera en 1902 à Gonten, âgé de septante-quatre ans.

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