Il reste aujourd’hui encore des traces de la guerre des bâtons dans la vieille ville de Berne. Impact d’un boulet de canon tiré au cours du siège de Berne.
Il reste aujourd’hui encore des traces de la guerre des bâtons dans la vieille ville de Berne. Impact d’un boulet de canon tiré au cours du siège de Berne. Wikimédia

La guerre des bâtons de 1802

Dans la Suisse du début du XIXe siècle, la lutte pour la liberté en général et les libertés en particulier débouche sur une guerre civile générale.

Noah Businger

Noah Businger

Noah Businger est historien indépendant. Il a étudié l’histoire suisse ancienne à l’université de Berne.

Une pluie d’obus s’abat sur Berne. La ville tremble sous les déflagrations. Les rues sont vides. Personne n’ose s’aventurer à l’extérieur. Le bruit des canons vient de l’est. Des hauteurs de l’Aargauerstalden, les troupes fédéralistes argoviennes, soleuroises et bernoises bombardent la ville, au service d’une République helvétique qui n’hésite pas à user de la force pour défendre son existence. Nous sommes le 18 septembre 1802 et dans la ville, on se demande si ce tonnerre n’est pas annonciateur d’une tempête qui va bouleverser l’ordre politique. Les fédéralistes parviendront-ils à leurs fins? Pour le savoir, il faut d’abord s’intéresser aux acteurs et aux causes de l’attaque. Qui sont ces fédéralistes? Qu’est-ce que la République helvétique? Pourquoi faut-il en finir? Les réponses à ces questions se trouvent dans le déroulement et les conséquences d’un conflit surnommé «guerre des bâtons» (Stecklikrieg).

Une république mal aimée

Une «révolution helvétique» agite la Confédération au début de l’année 1798. À l’exemple de ce qui s’est passé en France, des soulèvements populaires éclatent dans le canton de Vaud et la région bâloise. Pour prêter main forte aux rebelles, l’armée française envahit le pays. Ainsi s’achève l’Ancien Régime, remplacé par un nouvel État, cette République helvétique issue des idéaux de la Révolution française: liberté religieuse, liberté d’établissement, démocratie représentative, égalité de tous les citoyens. Il s’ensuit logiquement la disparition des nombreux territoires sujets. Malgré toutes ces libertés, le nouvel État rencontre des réticences, voire une résistance en de nombreux endroits. Si ceux que l’on appelle les unitaires soutiennent la République helvétique, il n’en va pas de même de l’alliance des fédéralistes. Le fait même de se définir comme fédéraliste illustre le déni d’une République helvétique conçue de façon très centralisée et ayant entraîné la suppression de frontières datant de plusieurs siècles. Les anciens petits États et leur administration locale ont disparu. Les nouveaux cantons ne sont désormais rien d’autre que des entités purement administratives.
Carte de l'ancienne Confédération, 1789
Carte de la République helvétique, 1798/99.
En modifiant les frontières des cantons, la République helvétique (à droite) a détruit l’identité culturelle et politique du pays. Wikimédia / Marco Zanoli / Wikimédia / Marco Zanoli
La République helvétique efface ainsi des traditions aussi bien culturelles que politiques et économiques. L’autodétermination politique, l’autonomie administrative et la gestion des biens collectifs représentaient jusqu’alors les libertés fondamentales constitutives d’une identité régionale que la nouvelle liberté révolutionnaire ne parvient pas à concurrencer. Par ailleurs, l’introduction de nouvelles taxes et l’occupation par les troupes françaises suscitent la résistance au nouvel État. Dans ces conditions, la République peine à s’imposer sur les plans politique, institutionnel et culturel. Son existence dépend avant tout des troupes d’occupation françaises.
En ville comme à la campagne, la présence des troupes françaises coûte cher et irrite la population. Caricature de David Hess-Hirzel.
En ville comme à la campagne, la présence des troupes françaises coûte cher et irrite la population. Caricature de David Hess-Hirzel.
En ville comme à la campagne, la présence des troupes françaises coûte cher et irrite la population. Caricature de David Hess-Hirzel. Musée national suisse
Après quatre ans de chaos politique, le départ des troupes françaises à la fin du mois de juillet 1802 crée la surprise. Le gouvernement de la République helvétique s’en trouve très affaibli. Les conséquences de cette faiblesse se font immédiatement sentir. Un soulèvement se produit déjà le 1er août. La Landsgemeinde est rétablie à Schwytz. Aloïs Reding, l’un des plus éminents représentants des fédéralistes, est élu Landamann. Schwytz rompt avec la République helvétique et revient aux anciens privilèges et libertés de l’Ancien Régime. Schwytz sera suivi d’Uri, Nidwald et Obwald, Glaris, les Grisons, les deux Appenzell, le Rheintal et le Toggenburg. Toutes ces régions veulent retrouver leur autodétermination, leurs anciennes frontières, et pour citer les fédéralistes d’Appenzell Rhodes-Intérieures: «gouverner gratuitement chez soi plutôt que de rémunérer des fonctionnaires venus d’ailleurs.» Les insurgés attachent beaucoup d’importance à un retour aux anciennes libertés. Dès le début du mois d’août, Uri, Schwytz, Nidwald et Obwald informent la République helvétique que le retour à l’Ancien Régime sera défendu par les armes s’il le faut. La République ne tardera pas à réaliser le sérieux de cet avertissement.
Portrait d’Alois Reding.
Portrait d’Alois Reding. Musée national suisse

Une guerre fédérale éclate

À la mi-août, le gouvernement de la République helvétique décide de mater la rébellion par la force. Elle dépêche le général Joseph Leonz Andermatt et quelques centaines de soldats en Suisse centrale. Andermatt et ses troupes occupent le col du Rengg, liaison névralgique entre Nidwald et Obwald. Mais l’adversaire se met aussi en mouvement et le 28 août, les insurgés de Suisse centrale attaquent les troupes d’Andermatt. L’armée de la République helvétique bat en retraite après une courte bataille. Cette première victoire inespérée sera dûment fêtée par les rebelles. La bataille de Rengg est un signal et la ville de Zurich se soulève à son tour contre la République helvétique. Les anciennes élites patriciennes veulent récupérer leur pouvoir. Le général Andermatt est envoyé assiéger Zurich, mais la ville ne se rend pas. Andermatt doit passer son chemin car entre-temps, la population argovienne s’est aussi révoltée. Les soulèvements se sont transformés en guerre civile.
Zurich est bombardée par les troupes helvétiques les 10 et 13 septembre 1802, mais l’assaut reste sans effet.
Zurich est bombardée par les troupes helvétiques les 10 et 13 septembre 1802, mais l’assaut reste sans effet. Musée national suisse
Certains des insurgés n’étant armés que d’objets du quotidien, le conflit sera surnommé «guerre des bâtons». Les dirigeants fédéralistes tentent de coordonner des opérations souvent spontanées et peu organisées. Ils envoient donc l’aristocrate bernois Rudolf von Erlach en Argovie, où il réunit quelque 1100 hommes, conquiert Olten, puis Soleure et à la mi-septembre marche sur Berne. Le fédéraliste bernois Rudolf von Effinger en fait de même avec 200 hommes. Les deux chefs de guerre arrivent le 17 septembre aux abords de la capitale et commencent à la bombarder le jour suivant. Les bombes ne tomberont toutefois pas longtemps ce 18 septembre, puisque la République helvétique capitule l’après-midi même. Ses troupes sont autorisées à se retirer sans coup férir jusqu’à Lausanne. Mais désormais forte de plus de 7000 hommes, l’armée fédéraliste reste opposée aux troupes unitaires. Le rapport de force est clair. Les jours de la République helvétique sont comptés.
Le siège de Berne, illustré par Karl Ludwig Zehender.
Le siège de Berne, dessiné par Karl Ludwig Zehender. Principalement constituées d’anciens mercenaires rompus au combat, les troupes fédéralistes sont mieux organisées. Leurs fusils et leurs canons proviennent des arsenaux de la République helvétique qu’elles ont conquis. On ne peut désormais plus parler de guerre des bâtons. Musée d’Histoire de Berne, Photo: Stefan Rebsamen
Les fédéralistes se préparent déjà à une refonte de la Confédération. Pour ce faire, Schwytz invite les cantons rebelles à une Diète. Chaque canton doit y envoyer un représentant de la ville et un autre de la campagne. Ce qui semble équitable va s’avérer explosif, car la proposition de Schwytz implique des droits égaux pour la ville et la campagne, ce qui n’était pas le cas dans tous les cantons jusqu’en 1798. Berne, surtout, s’oppose à cette égalité des droits et tient à n’envoyer qu’un représentant de la ville à Schwytz. Le Bernois Karl Ludwig Stettler, qui a combattu avec les troupes fédéralistes en 1802, évoque ceci dans son journal: «Berne s’oppose à la proposition de Schwytz car elle signifie l’abolition de tous les privilèges et l’introduction d’une constitution démocratique». Les Bernois n’ont pas pris les armes pour établir une démocratie agraire et un gouvernement populaire. En 1802, Berne souhaite remonter le temps et rétablir un ancien ordre patricien inégalitaire. Voilà qui met en lumière les divergences fondamentales existant au sein des fédéralistes avant même qu’ils n’aient vaincu l’ennemi commun.

La chute de Berne peut-elle entraîner celle de la République?

Malgré ses dissensions internes, l’armée fédéraliste poursuit son avance. Le 3 octobre, elle rattrape les troupes helvétiques à Faoug au bord du lac de Morat. La bataille se solde par la défaite décisive des soldats de la République. Le jour suivant, les troupes fédéralistes arrivent à Lausanne, mais elles s’y arrêtent et concluent un armistice. Pourquoi les fédéralistes renoncent-ils à la bataille décisive contre la République helvétique alors qu’ils sont en si bonne position? Tout simplement parce que la puissante République française vient d’intervenir. Le premier consul Napoléon Bonaparte a envoyé un message aux généraux fédéralistes. Bonaparte lui-même offre sa médiation entre les parties en conflit. Les fédéralistes prennent immédiatement la mesure de cette offre et mettent un terme à leur insurrection, car refuser la médiation de Bonaparte revient à risquer une intervention militaire de la France.
Napoléon Bonaparte, premier Consul de France, savait exactement ce qui se tramait en République helvétique.
Napoléon Bonaparte, premier Consul de France, savait exactement ce qui se tramait en République helvétique. Wikimédia
La France a toujours été parfaitement informée des événements agitant la République helvétique. Après la chute de Soleure et de Berne, Napoléon Bonaparte est obligé d’intervenir s’il ne veut pas voir un voisin aussi important sur le plan stratégique passer sous l’influence des Habsbourg et de la Grande-Bretagne. Après l’annonce de la médiation le 15 octobre, les troupes françaises envahissent à nouveau la Suisse et des négociations commencent dès le mois de décembre à Saint-Cloud près de Paris. Elles voient Napoléon esquisser une nouvelle Confédération marquée par la fin du centralisme, ainsi que la constitution d’une fédération de cantons égaux. Les anciens territoires assujettis forment de nouveaux cantons et la domination patricienne ne sera pas rétablie. Napoléon Bonaparte revient aux valeurs sûres du fédéralisme en leur ajoutant de nouveaux éléments qui contribueront à équilibrer les relations à l’intérieur de la Confédération. Le 19 février 1803, l’Acte de Médiation marque officiellement la fin de la République helvétique. L’issue de la guerre des bâtons marquera profondément le développement de la Confédération jusqu’en 1848.

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