«Buitenzorg, Jardin botanique, Sterculia avec Pernod/racines en contrefort». Images stéréoscopiques de Carl Schröter, 1898.
«Buitenzorg, Jardin botanique, Sterculia avec Pernod/racines en contrefort». Images stéréoscopiques de Carl Schröter, 1898. ETH-Bibliothek

De l’or vert en provenance des Indes néerlandaises

Vers la fin du XIXe siècle, la Suisse chercha un moyen de tirer parti de l’inestimable diversité de la botanique tropicale malgré son enclavement géographique. Elle y parvint à Buitenzorg, sur l’île de Java.

Gabriel Heim

Gabriel Heim

A la fois écrivain, réalisateur de films et organisateur d’expositions, Gabriel Heim effectue des recherches sur de nombreux sujets d’histoire contemporaine. Il vit à Bâle.

«C’est parce que nous ne possédons pas de colonies et que nous avons peu de chances d’en acquérir que nous devons être à l’affût dans toutes les régions de la Terre afin de maintenir notre influence économique sur l’extérieur», exhorte la Société de géographie et d’ethnographie de Zurich dans son rapport annuel en 1899/1900. Les sociétés de négoce aussi étaient préoccupées par le commerce florissant des puissances coloniales européennes avec l’outre-mer: «Il est regrettable que la Suisse soit condamnée à rester à l’écart de ce grand mouvement.» Les botanistes et pharmaciens de l’école polytechnique fédérale (ETH en allemand à partir de 1911, EPF en français), chargés à cette époque de réunir des collections scientifiques, craignaient depuis longtemps que la Suisse, du fait de ses frontières exclusivement terrestres, n’ait qu’un accès limité aux graines et fruits tropicaux ainsi qu’aux «drogues utilisées à des fins médicinales». Par ailleurs, les laboratoires des fabricants agro-alimentaires faisaient pression pour obtenir des produits naturels «exotiques» en vue de développer de nouvelles technologies et de nouveaux produits. L’historien Andreas Zangger écrit à ce sujet dans son ouvrage La Suisse coloniale (Koloniale Schweiz, en allemand uniquement): «L’application pratique de cette connaissance se trouvait au premier plan des motivations de l’industrie». En plus d’être limitée par les coûts, la Suisse resta longtemps tributaire du bon vouloir de compatriotes partis outre-mer ou de marchands douteux, contrairement à l’Empire britannique ou à la puissante flotte néerlandaise qui étaient en mesure d’assurer un approvisionnement sans limite depuis leurs colonies.
Le Conseil fédéral souhaitait avoir un accès direct aux fruits exotiques.
Le Conseil fédéral souhaitait avoir un accès direct aux fruits exotiques. Meyers Konversations-Lexikon, tome 16 (1897)
C’est pourquoi en 1883, le Conseil fédéral adressa une requête assortie d’une liste de demandes aux représentants suisses de l’étranger. L’accueil de cette requête fut décevant. «Quand bien même ils seraient de bonne volonté, la plupart n’ont aucun entendement pour ce type de travaux», fit savoir au Conseil fédéral le vice-consul Otto Dürler le 6 mars 1884 à Batavia (l’actuelle Jakarta).
Lettre en provenance de Batavia: la correspondance entre le Conseil fédéral et le consulat est conservée aujourd’hui aux Archives fédérales.
Lettre en provenance de Batavia: la correspondance entre le Conseil fédéral et le consulat est conservée aujourd’hui aux Archives fédérales. Archives fédérales suisses
Il se trouva néanmoins une personne pour accéder à la demande du pays alpin. Melchior Treub, depuis peu directeur du grand Jardin botanique de Buitenzorg (= «sans souci»), se déclara prêt à envoyer une importante collection botanique en Suisse. Un bon début, qui fut suivi d’autres envois. Situé dans la province indonésienne actuelle de Java Ouest, le Jardin botanique avait été fondé en 1817 au siège du gouverneur néerlandais. Au cours des décennies suivantes il était devenu l’un des centres de recherche et d’enseignement botaniques les plus avancés et les plus influents au niveau international. La botanique appliquée était au cœur du succès de Buitenzorg, qui s’était bâti la réputation d’un «Institut central de botanique». Des scientifiques du monde entier y travaillaient dans des laboratoires d’accueil et des groupes internationaux d’agronomie y érigeaient des stations d’étude pour le sucre, le café, le tabac ou le caoutchouc (plantations d’hévéas américains). En 1904, le botaniste genevois Bénédict Hochreutiner rapporta dans le Journal de Genève: «C’est pas un jardin, une station d'étude, un institut, c'est une faculté des sciences orientée vers le botanique». Le Néerlandais Melchior Treub, dont la mère était suisse, comprit aussitôt les tenants et les aboutissants de l’appel à l’aide du Conseil fédéral. Sa sélection judicieuse de plantes prépara le terrain pour la science en Suisse, ouvrant la voie à la diversité des espèces dans l’univers des plantes exotiques, ce que le Conseil fédéral ne manqua pas de relever en novembre 1884 en exprimant à Melchior Treub «sa grande reconnaissance et ses plus chaleureux remerciements.»
Portrait de Melchior Treub, directeur du Jardin botanique de Buitenzorg.
Portrait de Melchior Treub, directeur du Jardin botanique de Buitenzorg. Wereldmuseum Rotterdam
Melchior Treub renforça les relations de Buitenzorg avec la Suisse durant les trente années où il fut directeur (de 1880 à 1910). À partir de 1902, à son instigation, la Confédération finança une «bourse de Buitenzorg» permettant aux botanistes suisses d’effectuer une année de recherche sur l’île de Java. Comme Andreas Zangger le constate, les scientifiques suisses avaient ensuite «de bonnes chances de travailler dans l’agriculture au service des Indes néerlandaises. Au total, 22 botanistes employés dans les stations d’étude de l’État ou dans l’un des laboratoires privés du service de botanique appliquée ont pu être identifiés entre 1900 et 1930.» Nombre d’entre eux obtinrent par la suite des chaires professorales dans de hautes écoles suisses, tandis que d’autres se tournèrent vers l’ethnologie ou furent envoyés par la Suisse dans des organisations internationales.
«Allée des canariums dans le Jardin botanique de Buitenzorg.» Photographie de Carl Schröter, 1898.
«Allée des canariums dans le Jardin botanique de Buitenzorg.» Photographie de Carl Schröter, 1898. ETH-Bibliothek
Ce qui démarra en 1883 par une circulaire du Conseil fédéral engendra dans les décennies suivantes un enrichissement durable pour la Suisse en matière de sciences et de connaissances. Une chose reste toutefois difficilement mesurable (et fait rarement l’objet de recherches): l’héritage fécond des premières livraisons de plantes tropicales dans les collections de l’EPF et d’autres universités, ainsi que leur croissance dans les jardins botaniques suisses, où l’on peut admirer aujourd’hui encore plus d’une centaine d’arbres géants d’origine «exotique».
Bulletin de livraison de plantes, fruits et végétaux séchés en provenance du Japon, 1901.
Bulletin de livraison de plantes, fruits et végétaux séchés en provenance du Japon, 1901. Archives fédérales suisses
Les négatifs sur plaque de verre et autres documents photographiques conservés dans les Archives d’images de l’EPF témoignent des relations étroites entretenues à cette époque entre Buitenzorg et la Confédération, illustrant de façon saisissante cet épisode de l’histoire coloniale de la Suisse. Avec ses 15 000 espèces d’arbres et de plantes réparties sur 80 hectares, le grand Jardin botanique de Bogor (Kebun Raya Bogor) continue d’être un centre majeur de la recherche botanique.
«Buitenzorg, Jardin botanique, Ficus elastica avec"Jongens" Ngut ,1898». Photographie de Carl Schröter et Maurice Pernod.
«Buitenzorg, Jardin botanique, Ficus elastica avec"Jongens" Ngut ,1898». Photographie de Carl Schröter et Maurice Pernod. ETH-Bibliothek

Colonia­lisme — Une Suisse impliquée

13.09.2024 19.01.2025 / Musée national Zurich
Dès le XVIe siècle, citoyens et entreprises de la Confédération entretenaient des liens étroits avec le système colonial. Quelques firmes suisses ainsi que des particuliers prirent part à la traite transatlantique des esclaves et firent fortune grâce au commerce de produits coloniaux ainsi qu’au travers de l’exploitation d’esclaves. Des Suisses partirent comme missionnaires à travers le globe. D’autres, mus par la pauvreté ou la soif d’aventure, s’engagèrent comme mercenaires dans les armées européennes qui furent à l’origine des conquêtes coloniales et luttèrent pour écraser la résistance des peuples indigènes. Même des spécialistes suisses mirent leur savoir au service des puissances coloniales. Les universités de Zurich et Genève commencèrent en outre à enseigner la pensée raciste qui se diffusa à l’échelle internationale et servit la légitimation du système colonial. Se basant sur les tout derniers résultats de recherche avec à l’appui des exemples concrets, tout comme des objets, des œuvres d’art, des photographies et des documents, l’exposition du Musée national Zurich offre pour la première fois une vue d'ensemble de l’histoire des liens coloniaux de la Suisse. En lien direct avec l’actualité, elle s’interroge par ailleurs sur la signification de l’héritage colonial pour la Suisse d’aujourd’hui.

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