L’Union postale universelle est une institution spécialisée de l’ONU depuis 1948.
L’Union postale universelle est une institution spécialisée de l’ONU depuis 1948. Wikimédia

L’histoire de l’Union postale universelle

Fondée le 9 octobre 1874 à Berne, l’Union postale universelle posa les jalons de la communication moderne. Aujourd’hui encore, elle permet d’échanger des lettres et des colis dans le monde entier, et constitue à ce titre une pierre angulaire du trafic postal mondial.

Madeleine Herren

Madeleine Herren

Ancienne directrice de l’Europainstitut de l’université de Bâle, Madeleine Herren est professeure émérite d’histoire contemporaine générale.

C’est dans la magnifique salle Empire du Rathaus zum Äusseren Stand à Berne, le 9 octobre 1874, que se réunirent une dernière fois les délégués du Congrès postal international pour entériner par leur signature la création de ce qui était alors l’Union générale des postes (elle fut rebaptisée Union postale universelle en 1878). La politique extérieure suisse réussit ainsi pour la deuxième fois, après la création de l’Union télégraphique, le tour de force politique d’attirer une organisation internationale à Berne. La Suisse devait une fois de plus – et non la dernière – devenir «État dépositaire» d’un traité international et assumer la haute surveillance d’une institution internationale. L’Union postale universelle (UPU) compte parmi les institutions clés de la politique extérieure suisse qui, durant la deuxième moitié du XIXe siècle, se déclara responsable d’un nombre croissant de nouvelles organisations internationales et adopta une politique de multilatéralisme avant la lettre. L’UPU fit des territoires des pays membres un territoire postal unique. La reconnaissance réciproque des tarifs postaux et l’application de la liberté de transit permirent d’un seul coup l’acheminement transfrontalier de lettres, cartes postales et colis – suivis bientôt par les transferts d’argent – dans le monde entier et avec des États membres toujours plus nombreux, sur tous les continents. À elle seule, la conférence fondatrice de l’UPU alla déjà bien au-delà des conférences diplomatiques habituelles du «concert européen». Réunis à Berne, les membres fondateurs étaient originaires de pas moins de 22 États, dont l’Empire ottoman, l’Égypte et les États-Unis. L’événement fut présidé par le conseiller fédéral neuchâtelois Eugène Borel en sa qualité de chef du Département des postes et des télégraphes. Les participants lui offrirent en guise de remerciement un service à thé en argent qui ne suscita pas uniquement l’intérêt de la presse en raison de sa valeur considérable de 3000 francs. Gravées sur le plateau figuraient surtout les attentes envers la nouvelle organisation: Libre échange postalUnion générale des postesUniformité des taxes ainsi que non moins que l’instauration de la paix dans le monde par un Rapprochement des peuples.
Portrait carte-de-visite du conseiller fédéral Eugène Borel, vers 1870.
Portrait carte-de-visite du conseiller fédéral Eugène Borel, vers 1870. Musée national suisse
La presse et le corps diplomatique suivirent l’événement avec une grande attention. Soulignons toutefois que l’idée d’un regroupement international des administrations postales nationales datait à ce moment-là déjà d’une bonne dizaine d’années et qu’elle n’avait nullement germé à Berne. Le véritable initiateur de l’Union postale universelle fut le directeur du service postal allemand Heinrich von Stephan (1831-1897), à qui Eugène Borel avait rendu visite à Berlin avant le début de la conférence. Un portrait peint en 1897 montre Heinrich von Stephan, anobli en 1885, en uniforme de parade à côté d’un imposant globe terrestre sur lequel on distingue la mer Rouge et le canal de Suez. Von Stephan est un personnage clé pour comprendre l’UPU et son importance dans l’histoire des organisations internationales. La distribution du courrier n’était de toute évidence pas une question d’utilisation de nouvelles technologies par les États car au XVIe siècle, la maison princière de Tours et Taxis gagnait déjà de l’argent en transportant le courrier en Europe. Von Stephan avait pour objectif d’imposer un monopole étatique dans ce domaine, et l’Allemagne y parvint en recourant à la puissance militaire pure et simple. Les Tours et Taxis furent contraints d’abandonner leurs activités postales au cours de la guerre austro-prussienne de 1866, avant que la régale des postes ne soit imposée par l’Empire allemand nouvellement proclamé.
Heinrich von Stephan, tableau de Georg Barlösius, 1897.
Heinrich von Stephan, tableau de Georg Barlösius, 1897. © CC BY SA 4.0 Museumsstiftung Post und Telekommunikation
La subordination d’acteurs et d’institutions autrefois transfrontaliers à l’État-nation moderne du XIXe siècle est un objectif majeur de la première génération d’organisations internationales. Celui-ci met aussi en évidence un dilemme structurel: l’affirmation de l’autorité de l’État devait nécessairement être relativisée chaque fois qu’il s’agissait de tirer parti de l’ouverture d’un marché mondial. C’est dans cette zone grise que commencèrent à se développer des réseaux transfrontaliers aux conceptions très différentes et auxquelles contribuèrent aussi bien des anarchistes que des administrations postales et coloniales, de même que des entreprises exportatrices suisses et des partisans pacifistes de l’internationalisme libéral. Tous ces acteurs étaient représentés au sein de l’Union postale universelle du XIXe siècle. L’UPU exerçait par ailleurs une influence presque inévitable sur la vie des gens, à chaque fois qu’ils écrivaient des lettres, qu’ils constataient la multiplication du nombre de bureaux de poste autour d’eux ou encore qu’ils tiraient parti, en tant que commerçants, de l’émergence du transport de colis et de l’exemption des frais de port pour les envois d’échantillons. L’UPU internationalisa et mondialisa la poste comme monopole d’État. Cette caractéristique essentielle devint de plus en plus problématique au XXIe siècle. Aujourd’hui, les services en ligne et les prestataires privés remettent en question ce modèle et constituent un défi pour l’UPU, devenue une institution spécialisée des Nations unies depuis 1948.

Une organi­sa­tion interna­tio­nale pour des millions de personnes

Seize mois seulement après la conférence fondatrice de l’UPU, on organisa une deuxième conférence internationale à Berne en 1876, cette fois dans la salle du Conseil des États et sous la présidence du successeur de Borel, le conseiller fédéral Joachim Heer. Cette conférence découlait de la demande d’adhésion du Raj britannique, le régime colonial indien, qui avait alors entraîné des demandes identiques de la part des puissances coloniales européennes. Celle qui s’appelait alors Union générale des postes était devenue une organisation d’ampleur mondiale. Le Congrès postal suivant, qui se déroula en 1878 à Paris, tint compte de cette situation. L’organisation fut rebaptisée «Union postale universelle» et se mit à compter des fonctionnaires coloniaux dans ses rangs. Dans la capitale française, le diplomate et délégué suisse Johann Konrad Kern souligna l’envergure exceptionnelle de l’UPU, qui comptait alors déjà 38 États membres et couvrait une population de 652 millions de personnes. L’institution n’allait cesser de prendre de l’ampleur, tout en marquant le quotidien de tous: les rouages mondiaux de l’UPU permirent à des millions de migrantes et de migrants de maintenir un contact avec leur famille par voie postale. Nouveau moyen de communication, les cartes postales se généralisèrent et portaient la mention de l’UPU. Les timbres reconnus par l’UPU, qui ne servaient qu’à réguler les coûts d’acheminement, devinrent des représentations visuelles d’identités nationales et des objets de collection d’une population cosmopolite.
Carte postale de l’Union postale universelle, 1905.
Carte postale de l’Union postale universelle, 1905. Musée national suisse
Lors du Congrès postal universel de 1900, qui se déroula à nouveau à Berne, les délégués décidèrent de célébrer les 25 ans de l’UPU en érigeant un monument. Un concours très en vue fut alors organisé. Dans son œuvre intitulée «Autour du monde», le lauréat, le sculpteur français René de Saint-Marceaux, représenta l’Union postale universelle sous la forme de personnifications des cinq continents tournant autour d’un énorme globe terrestre. S’il ne fit pas l’unanimité, ce monument érigé à deux pas du Palais fédéral inspira le logo de l’UPU. Encore employé de nos jours et aisément reconnaissable, il trouva sa place dans le quotidien de la Suisse à la veille de la Première guerre mondiale. Theodor Tobler, chocolatier et pacifiste cosmopolite, joignit à ses produits des timbres publicitaires écrits dans une langue artificielle appelée «ido». L’un d’eux représentait le monument de l’UPU, à la différence près que les continents personnifiés ne tenaient pas en main des enveloppes, mais des tablettes de chocolat au lait.
Le monument de l’Union postale universelle sur une carte postale de 1909.
Le monument de l’Union postale universelle sur une carte postale de 1909. e-pics
À ce stade, le développement du trafic postal et l’interconnexion des bureaux de poste coordonnée par une organisation internationale ressemblent davantage à un succès administratif qu’à une prouesse de la politique extérieure. Si le siège bernois de l’UPU fut dirigé dans un premier temps par un ancien conseiller fédéral, l’institution à proprement parler comptait moins de dix employés. La génération fondatrice de ces organisations internationales disposait cependant de l’un des plus puissants outils d’influence du XIXe siècle: des statistiques compilées sur la base de données mondiales. Les informations présentées sous cette forme n’étaient de loin pas aussi techniques et neutres que le prétendaient leurs auteurs. Publiées par le siège de Berne, les «Statistiques des services postaux» faisaient part de l’expansion continuelle du territoire postal unique. Ces compte rendus d’apparence anodine sont assez révélateurs de la situation internationale. En 1878, l’organisation fit ainsi état d’une nette diminution du nombre de lettres échangées dans l’Empire russe. Cette situation était due non pas à une crise politique, mais à la fin de la guerre russo-turque. L’UPU expliqua cette baisse par le retour des soldats russes à l’issue du conflit.
Aussi petites soient-elles, ces organisations internationales constituaient un investissement rentable pour les États de résidence chargés de leur haute surveillance, puisque les coûts administratifs étaient couverts par les cotisations des États membres. Il en allait de même pour le prestigieux poste de directeur, occupé par Eugène Borel après seulement deux ans d’activité au Conseil fédéral. À la fin du XIXe siècle, il était de notoriété publique, notamment dans les milieux diplomatiques français, que les organisations internationales sises à Berne constituaient un parachute doré pour les conseillers fédéraux sortants. Le salaire annuel de 15 000 francs mentionné par la presse dans le cas de Borel était en effet non négligeable, car les anciens conseillers fédéraux ne percevaient à cette époque aucune rente.
En 1900, un autre conseiller fédéral reprit la direction de l’Union postale universelle en la personne d’Eugène Ruffy. Carte postale éditée à l’occasion du 25e anniversaire de l’UPU.
En 1900, un autre conseiller fédéral reprit la direction de l’Union postale universelle en la personne d’Eugène Ruffy. Carte postale éditée à l’occasion du 25e anniversaire de l’UPU. Musée national suisse

Cargaison fragile pour les apiculteurs

Publié par l’Union postale universelle en 1911, le Recueil de renseignements sur l’organisation des administrations de l’Union et sur leurs services internes montre l’intérêt que présente cette organisation en tant que rouage de l’histoire internationale du transport et des infrastructures, puisqu’il nous permet de découvrir la microhistoire d’un phénomène mondial. L’influence des lobbies est évidente, mais elle ne se limite en aucun cas aux grandes sociétés de négoce: les apiculteurs s’assurèrent ainsi de pouvoir aussi envoyer par la poste des abeilles reines vivantes. Des acteurs de premier plan comme la chambre de commerce de Bâle influencèrent les discussions sur les frais de transport lors des congrès postaux et veillèrent occasionnellement, par des interventions directes via des canaux transnationaux, à ce que le courrier en provenance de Londres soit livré à Bâle dès 6 heures du matin au lieu de 10 heures.
Couverture du Recueil de renseignements sur l’organisation des administrations de l’Union et sur leurs services internes publié par l’Union postale universelle en 1911.
Couverture du Recueil de renseignements sur l’organisation des administrations de l’Union et sur leurs services internes publié par l’Union postale universelle en 1911. gallica / Bibliothèque nationale de France

Comptes postaux pour les femmes et rabais pour les princes régnants

Une plongée dans l’univers austère des règlements postaux réserve également quelques surprises, puisque l’on y découvre notamment que dans certains pays membres de l’UPU, les femmes étaient autorisées à ouvrir des comptes postaux et à retirer de l’argent sans être accompagnées de leur père ou de leur mari. De telles dispositions sont remarquables eu égard à la discrimination politique et juridique qui prévalait à l’encontre des femmes, d’autant plus qu’on les retrouve aussi bien en lien avec la France, la Belgique et le Japon qu’avec les colonies britanniques en Afrique et en Ouganda. Parallèlement, les privilèges de l’époque furent eux aussi ancrés dans les règlements postaux. Dans l’Empire allemand, les princes régnants, leurs épouses et leurs veuves bénéficiaient ainsi d’une franchise de port sans limite. Enfin, si vous vous êtes déjà demandé comment les nombreux musées créés en Occident au XIXe siècle réussirent à transporter tous ces animaux, plantes et artefacts géologiques jusqu’au cœur des métropoles, l’UPU a la réponse: dans l’Empire britannique, il suffisait d’apposer le sigle «O.H.M.S» (On Her/His Majesty’s Service) sur une cargaison de «spécimens d’histoire naturelle» pour qu’elle soit acheminée à moindre coût.
Courrier anglais portant la mention OHMS (On Her/His Majesty’s Service), fin des années 1970.
Courrier anglais portant la mention OHMS (On Her/His Majesty’s Service), fin des années 1970. Wikimédia
Les règlements nationaux compilés et publiés par le siège bernois révèlent également des rapports de force asymétriques. On note tout d’abord de vastes possibilités de censure. Au Japon, tout ce qui était considéré comme «dangereux pour la paix publique» ne pouvait pas être remis à la poste. La quasi-totalité des règlements interdisait l’envoi de matériel pornographique ou indécent au sens large du terme. La liste des interdictions reflétait cependant aussi l’état des connaissances scientifiques: l’envoi de bactéries par la poste était par exemple interdit. Outre de tels exemples du quotidien, les rapports de force mondiaux se reflètent dans l’adhésion à l’Union postale universelle, l’admission rapide des colonies et celle, au contraire, différée de la Chine. La reconnaissance tardive de la Chine parmi les États membres de l’UPU constitue un exemple parlant de la manière dont l’Occident et le Japon ont parsemé le territoire chinois de bureaux de poste afin d’y imposer leurs ambitions politiques, en particulier dans les métropoles commerciales d’Asie de l’Est et les grands ports, en plus d’en tirer des avantages économiques.
Fervent partisan de l’Union postale universelle, l’aristocrate russe Pierre Kropotkine était malgré tout jugé indésirable en Suisse. Portrait réalisé vers 1880.
Fervent partisan de l’Union postale universelle, l’aristocrate russe Pierre Kropotkine était malgré tout jugé indésirable en Suisse. Portrait réalisé vers 1880. Wikimédia
L’Union postale universelle constitue un défi intéressant pour ce qui est de notre compréhension de l’interdépendance mondiale et des processus décisionnels multilatéraux. L’adhésion à cette organisation présente dans notre quotidien depuis 1874 est indispensable pour accéder au marché mondial. Elle représente un parfait exemple du développement par la Suisse d’une politique extérieure multilatérale à l’ombre de la coopération technique. Les attentes étaient toutefois encore plus grandes à l’époque de sa création, car l’UPU offrait également un modèle de résolution pacifique des conflits. Son traité constitutif introduisit une procédure d’arbitrage des litiges postaux qui fut même évoquée lors des conférences internationales de la paix à La Haye. Affirmation de rapports de force asymétriques mis à part, la perspective d’une interdépendance mondiale présentait aussi quelques désagréments. Le Conseil fédéral ne goûta sans doute guère que le prince anarchiste Pierre Kropotkine, expulsé de Suisse en 1881, fasse également partie des fervents partisans de l’Union postale universelle.

Coopéra­tion

Le présent article est le fruit d’une collaboration entre le Musée national suisse et le centre de recherche des Documents diplomatiques suisses (Dodis). Madeleine Herren est présidente du Comité scientifique de Dodis et coéditrice de l’anthologie de sources «La Suisse et la construction du multilatéralisme», vol. 1, publiée en 2023.

Autres articles