
L’affaire Lessing, un assassinat sur fond d’espionnage
L’assassinat de l’étudiant et informateur allemand Ludwig Lessing à Zurich en 1835 mit au jour un réseau d’espionnage et d’activisme politique parmi les Allemands exilés en Suisse. Son décès renforça la pression internationale exercée sur la Suisse afin qu’elle prenne des mesures fermes contre les réfugiés révolutionnaires.
En exil pour ses idées révolutionnaires?
Dans les pays de la Restauration, la nouvelle université de Zurich acquit la réputation de haut lieu du radicalisme, notamment parce qu’elle avait recruté, lors de sa création, des professeurs de tendance libérale, y compris des universitaires persécutés en Allemagne pour leurs idées politiques, attirant d’autres réfugiés en retour.
Ludwig Lessing comptait lui aussi parmi les étudiants que les idées révolutionnaires séduisaient. À Berlin, il contribua activement à la création d’une société secrète d’étudiants. Il fut alors arrêté – mais se montra coopératif en détention: il accepta de témoigner devant les autorités, à condition qu’on l’amnistie et qu’on le laisse poursuivre ses études en paix. Il se déclara même prêt à continuer à fournir des renseignements sur le milieu étudiant révolutionnaire; en résumé, Ludwig Lessing devint à ce moment-là informateur au service de la police prussienne, et plus précisément de l’«Agence publique de la Confédération germanique» de Francfort, chargée de recueillir, pour toute la Confédération germanique, des informations sur les activités politiques subversives menées sur le territoire national et à l’étranger. À cette fin, les autorités mirent en place un réseau d’espionnage qui opérait également en Suisse.
Ludwig Lessing, espion en Suisse
Friedrich Gustav Ehrhardt avait souvent rendu visite à Lessing chez lui et tous deux s’étaient même battus en duel en août 1835. Toutefois, il prétendait ne connaître aucune organisation politique. En vérité, Erhardt faisait partie du «noyau fanatique du mouvement des réfugiés radicaux», comme le précise le récit contemporain de l’affaire intitulé «Der Studentenmord in Zürich. Criminalgeschichte». Avec Carl Cratz, l’ami de Lessing, il avait même publié l’une des premières revues communistes, Nordlicht. L’apprenti cordonnier Friedrich Herrscher alla même jusqu’à déclarer que Cratz et Ehrhardt l’avaient mis en garde contre l’«espion» Lessing et qu’il avait lui-même tenté d’avertir Lessing en retour que les étudiants et les artisans prévoyaient de l’éliminer.
Au bout du compte, seul August, baron von Eyb, fut poursuivi. À cette occasion, on découvrit non seulement qu’il n’était pas baron et s’appelait en réalité Zacharias Aldinger, mais aussi qu’il était, en tant que figure clé de la Jeune Allemagne en Suisse, lui-même informateur pour la police depuis juillet 1834. Ses rapports sur le milieu des réfugiés en Suisse étaient même transmis au chancelier d’état autrichien Metternich en personne. Toutefois, hormis la falsification de son passeport, aucune preuve valable ne put être établie contre Eyb/Aldinger devant le tribunal.
Le président du tribunal cantonal de Zurich, Friedrich Ludwig Keller, était même considéré comme un ennemi de Lessing: selon le récit contemporain de Jodocus Donatus Hubertus Temme, dans un courrier à ses commanditaires, Lessing avait non seulement affirmé que Keller appartenait à la Jeune Europe de Mazzini et détournait des fonds de la Jeune Allemagne, mais il l’avait également qualifié d’homme «rusé» qui avait «un mauvais caractère en privé» et qui «bien qu’il ait femme et enfants, entretenait plusieurs maîtresses».
Répercussions en Suisse
Dans le sillage du «conclusum sur les étrangers» – qui fut pourtant levé au bout de deux ans –, Carl Cratz et Zacharias Aldinger, alias le baron von Eyb, furent expulsés de Suisse avec 154 autres réfugiés politiques. Julius Alban put cependant poursuivre ses études à l’université de Zurich.
Friedrich Ehrhardt, l’un des réfugiés politiques les plus actifs de Zurich, disposa quant à lui d’une protection suffisante pour obtenir un poste au tribunal de district de Zurich malgré son implication dans l’assassinat de Lessing. Dès 1836, il devint substitut du bureau d’avocat de Jonas Furrer, député au Grand conseil et futur Conseiller fédéral. Il fut naturalisé, puis devint procureur du canton de Zurich et colonel de l’armée suisse. Le point culminant de sa carrière fut l’obtention du poste de consultant juridique du «roi du chemin de fer» Alfred Escher. Jusqu’à sa mort en 1896, l’ancien communiste resta toutefois soupçonné d’avoir participé au meurtre de Ludwig Lessing.


