Test au moyen d’insecticides dans le jardin de l’Institut tropical suisse dans le cadre d’un cours sur le paludisme, 1958.
Test au moyen d’insecticides dans le jardin de l’Institut tropical suisse dans le cadre d’un cours sur le paludisme, 1958. Swiss TPH Library, Allschwil

Un institut tropical pour lutter contre le chômage

En 1943, la crainte du chômage d’après-guerre donne naissance à l’Institut tropical suisse. Une mesure qui vise à encourager l’émigration des jeunes en Afrique et dans les régions tropicales du globe.

Gabriel Heim

Gabriel Heim

A la fois écrivain, réalisateur de films et organisateur d’expositions, Gabriel Heim effectue des recherches sur de nombreux sujets d’histoire contemporaine. Il vit à Bâle.

En 1942, le Conseil fédéral comme le grand public craignent que le pays ne soit confronté à une hausse rapide du taux de chômage à la conclusion de la Seconde Guerre mondiale. Le spectre de la crise économique de 1918 est encore très présent dans les esprits, et les ravages de la guerre en Europe laissent entrevoir des perspectives sombres, y compris pour la Suisse. Il s’agit donc de prendre en temps utile des mesures susceptibles de prévenir le ralentissement économique qui menace. Un appel aux propositions à même de créer des emplois est lancé. Le monde académique ne fait pas exception, puisque l’on s’attend là aussi à un important taux de chômage. Voilà pourquoi en octobre 1942, Otto Zipfel, délégué du Conseil fédéral à la création d’emplois, demande aux universités suisses de soumettre des projets qui profiteraient à l’industrie, au commerce ainsi qu’à l’agriculture en créant des emplois, et qui stimuleraient le tourisme et les exportations. Sa circulaire fédérale trouve un terrain fertile à l’université de Bâle, où un groupe de professeurs s’attèle aussitôt à la tâche pour réclamer la création d’un institut tropical national dans la cosmopolite cité rhénane. Les arguments des Bâlois ne laissent aucune place au doute: leur ville-canton représente l’emplacement idéal. Bâle-Ville disposerait selon eux des meilleurs liens avec le «continent noir» et les tropiques grâce à son œuvre missionnaire d’envergure mondiale, ses industries chimique et pharmaceutique de renom, l’expertise de son musée ethnographique et son zoo riche en espèces.
Photo aérienne du zoo de Bâle, 1954.
Photo aérienne du zoo de Bâle, 1954. e-pics
Ce seul curriculum vitæ ne suffit cependant pas, car au-delà de l’idée, il est aussi question d’argent et de création d’emplois. Des faits solides sont donc mis en avant afin de convaincre les instances politiques de créer un institut tropical dans le canton. La longue liste de critères établie par les auteurs du projet commence par cibler la vague de Suisses et de Suissesses qui, selon les prévisions, seront désireux de quitter le pays à la fin de la guerre: «Le resserrement des liens économiques entre notre pays et les tropiques entraînera probablement une nette augmentation du nombre de citoyens qui émigreront vers ces contrées ou qui en reviendront.» Le projet prévoyant également une formation en médecine tropicale et même un hôpital tropical, on estime que l’entreprise sera rentable: «Un très grand nombre de personnes originaires de zones tempérées se trouvent actuellement dans les pays tropicaux en raison de la guerre. On peut donc s’attendre à un afflux de malades de ce type, y compris en Suisse. À cela s’ajoute le fait que la Suisse possède dans ses montagnes des stations thermales idéales pour les personnes se remettant du paludisme.»
L’institut tropical (à droite) et la clinique tropicale (à gauche) de la Socinstrasse, à Bâle, forment une seule et même entité à partir de 1947.
L’institut tropical (à droite) et la clinique tropicale (à gauche) de la Socinstrasse, à Bâle, forment une seule et même entité à partir de 1947. Swiss TPH Library, Allschwil
Les grands patrons de l’industrie bâloise sont également mobilisés: «Un institut de médecine tropicale ouvre de nouvelles perspectives à l’industrie chimique et pharmaceutique suisse. Il ne s’agit pas uniquement de produire des remèdes pour les Européens souffrant de maladies tropicales, l’enjeu est aussi et surtout d’élaborer de nouveaux produits pharmaceutiques pour soigner les populations locales. Les possibilités dans ce domaine sont énormes, y compris dans celui de la lutte contre les parasites tropicaux. Il s’agit d’un secteur aussi vaste qu’inédit en ce qui nous concerne, dont l’exploration est porteuse de grands espoirs.» Les professeurs bâlois supposent également qu’une formation à la médecine tropicale pourrait réduire l’excédent de médecins qui menace en Suisse: «On offrirait ainsi des perspectives prometteuses à bon nombre de jeunes médecins. De cette manière, l’excédent pourrait être au moins partiellement absorbé.»
Annonce faisant la promotion de la formation dispensée à l’institut tropical de Bâle dans le journal Die Tat, décembre 1943.
Annonce faisant la promotion de la formation dispensée à l’institut tropical de Bâle dans le journal Die Tat, décembre 1943. e-newspaperarchives
La somme de ces arguments, et d’autres encore, convainc les autorités fédérales. Un comité est créé à Bâle dans la foulée, début 1943. Celui-ci peut compter sur d’influents partisans grâce à ses liens étroits avec l’industrie pharmaceutique et chimique. Parmi ces partisans de la première heure figure le zoologue Rudolf Geigy (1902 – 1995) qui, en qualité de premier directeur de l’institut, se consacre avec vigueur et enthousiasme à sa création. Début 1944, une «période d’essai» de trois ans est assurée grâce à une subvention de la Confédération et à des allocations annuelles versées par le canton. Le 17 janvier 1944, l’institut lance son établissement de formation. Les premières matières enseignées sont les agents pathogènes et vecteurs de maladies tropicales, les plantes tropicales et l’agriculture ainsi qu’un cours sur les marchandises tropicales. L’hygiène tropicale y est également traitée. Outre le cours général de préparation à l’émigration, des cursus sont mis en place dans le domaine des plantations et de la chimie du sucre. Cette formation très diversifiée aborde par ailleurs aussi le fonctionnement des moteurs, l’arpentage, les problèmes des colonies suisses d’outre-mer, la protection contre les termites ou encore les religions des populations tropicales. La formation permet également aux diplômés et diplômées (seules les personnes déclarées «aptes à vivre sous les tropiques» par un médecin sont admises) de travailler comme «planteurs de café, de thé, de sisal ou de caoutchouc dans l’outre-mer». Les chimistes du sucre sont promis à une carrière de chef de fabrication, et les planteurs à un poste de gestionnaire de vastes plantations.
Vue de l’amphithéâtre de l’établissement de formation. Un cours général sur les tropiques y est dispensé en 1947.
Vue de l’amphithéâtre de l’établissement de formation. Un cours général sur les tropiques y est dispensé en 1947. Swiss TPH Library, Allschwil
Des publications de la Section de la main-d’œuvre et de l’émigration de l’Office fédéral de l’industrie, des arts et métiers et du travail (OFIAMT) montrent à quel point les pouvoirs publics de l’époque sont persuadés de pouvoir réguler le marché du travail suisse au moyen de l’émigration. En 1950 encore, l’OFIAMT publie un Vadémécum de l’émigration dont la préface indique: «Les ressortissants de nombreux États doivent émigrer pour ne pas mourir de faim dans leur pays d’origine pauvre et surpeuplé. Le Suisse, lui, émigre de son plein gré, mais peut-être se verra-t-il lui aussi un jour contraint de quitter son pays.» Le zoologue Rudolf Geigy, qui aime à se décrire comme «l’ami des arthropodes», estime en revanche que parallèlement à une activité d’enseignement soutenue, la création de l’institut tropical est étroitement liée à la recherche sur les maladies tropicales et leur transmission à l’homme par les insectes et les tiques. Dans le premier rapport d’activité de l’institut, publié en 1944, il affirme déjà que «toute notre entreprise ne peut prospérer que dans un terreau de recherche active.»
Rudolf Geigy pendant sa première expédition en Afrique, à Brazzaville, en 1945.
Rudolf Geigy pendant sa première expédition en Afrique, à Brazzaville, en 1945. Swiss TPH Library, Allschwil
C’est fort de cette conviction que la même année, Geigy commence à faire le nécessaire pour assurer le rayonnement de l’institut tropical bâlois dans le monde entier. Il fonde alors la très renommée revue de médecine tropicale Acta Tropica et, alors que le conflit fait encore rage, monte une première expédition africaine disposant d’une dotation de 50’000 francs. Bien que celle-ci finisse par avorter en raison de la situation du front, elle est rapidement suivie d’expéditions intensives comprenant des recherches de terrain sur la transmission à l’homme d’infections parasitaires comme le paludisme, la maladie du sommeil et la bilharziose.
Couverture de la revue Acta Tropica, 1944.
Couverture de la revue Acta Tropica, 1944. e-periodica
L’esprit d’entreprise fondé sur la recherche de Rudolf Geigy conduit à la création en 1951 du Centre suisse de recherches scientifiques à Adiopodoumé dans l’actuelle République de Côte d’Ivoire et, en 1957 (à l’invitation d’un ordre missionnaire suisse), à la construction du laboratoire de terrain d’Ifakara dans l’actuelle Tanzanie (Swiss Tropical Institute Field Laboratory). Ces deux institutions sont encore aujourd’hui étroitement liées au travail de l’Institut tropical suisse. Les scénarios qui prédisaient à la Suisse un avenir sombre d’ici la fin des années 1940 se voient démentis par la croissance économique que connaît le pays dans l’immédiat après-guerre. Non seulement la Confédération n’encourage plus l’émigration, mais l’établissement de formation bâlois, clinique tropicale si prometteuse avec ses cours de préparation à la vie et au travail au-delà de l’équateur, perd aussi en importance faute d’intérêt. De son côté, l’Institut tropical suisse connaît un essor ininterrompu grâce à Rudolf Geigy, qui y laissera sa marque pendant trois décennies, et à la clairvoyance de ses successeurs. De nos jours, l’Institut tropical et de santé publique suisse (Swiss TPH) est actif dans 130 pays et compte 950 collaborateurs et collaboratrices. Il reste fidèle à sa devise Making the world a healthier place.
Vidéo sur les origines de l’institut tropical bâlois (en allemand). Swiss TPH Library, Allschwil

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