Depuis le 19e siècle, les changements des glaciers sont documentés. Illustration de Marco Heer.
Depuis le 19e siècle, les changements des glaciers sont documentés. Illustration de Marco Heer.

La surveillance des glaciers à l’épreuve du gel des relations

La coordination internationale de la surveillance des glaciers trouve ses origines en Suisse. Durant les deux guerres mondiales, les mesures de glaciers furent menacées d’interruption. Pourtant, dans un monde en pleine tourmente, un Suisse, Paul-Louis Mercanton, parvint à sauver ce travail de recherche.

Géraldine Lysser

Géraldine Lysser

Géraldine Lysser a étudié l'histoire et la gestion d'entreprise et travaille dans la communication du Musée national suisse.

Le 31 août 1894, 273 personnes se réunirent à Zurich pour le sixième Congrès géologique international. À la surprise générale, la Suisse avait eu l’honneur d’être désignée organisatrice du congrès trois ans auparavant, après un refus de la délégation autrichienne. Si notre pays était considéré comme le paradis de la géologie en raison de son paysage, il ne disposait toutefois d’aucune organisation nationale dédiée: seul un groupe de professeurs d’université publiait ses recherches dans le domaine.

Naissance de la surveillance coordon­née des glaciers

La Commission Internationale des Glaciers vit le jour à l’occasion du congrès, à l’initiative du capitaine anglais Marshall Hall, membre de la société géologique de Londres, du professeur suisse François Alphonse Forel, fondateur de la science des eaux continentales (la limnologie), ainsi que du prince Roland Bonaparte, un petit-neveu de Napoléon 1er qui avait étudié les glaciers des Alpes françaises. Ce dernier avait épousé l’héritière du casino de Monte-Carlo et souhaitait financer le travail de la commission. L’objectif était de mieux comprendre les origines des ères glacières grâce à des mesures systématiques des variations de la longueur des glaciers.
Une équipe de mesure sur le glacier du Rhône, 1899.
Une équipe de mesure sur le glacier du Rhône, 1899. e-pics
La commission, qui rassemblait l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark, les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, l’Italie, la Russie, la Suède, la Norvège et la Suisse, aurait pour mission de recueillir les mesures des glaciers de l’ensemble des pays et de les publier dans un rapport commun. François Alphonse Forel, son premier président, élabora les directives relatives aux mesures. Le secrétaire joua également un rôle central: responsable opérationnel du bureau de la commission, il rassemblait les données pour le rapport. À partir de 1913, ce fut le Suisse Paul-Louis Mercanton qui assuma la fonction de secrétaire. Ingénieur électricien et physicien de renom, il évoluait dans différentes disciplines et occupait un poste de professeur à l’université de Lausanne, où il enseignait la physique, l’électricité, la météorologie et la géophysique. Il figurait parmi les grands noms de la glaciologie depuis l’élaboration d’une technique spéciale de forage, qu’il avait mise en œuvre avec succès sur le glacier du Trient, dans la partie nord du massif du Mont-Blanc.
Paul-Louis Mercanton documenta nombre de ses expéditions en photos. Ici, un groupe de glaciologues sur le glacier du Rhône, 1918.
Paul-Louis Mercanton documenta nombre de ses expéditions en photos. Ici, sa photo d'un groupe de glaciologues sur le glacier du Rhône, 1918. e-pics

Dans le tourbillon de la politique mondiale

À peine Paul-Louis Mercanton avait-il pris ses fonctions avec le géologue suédois Axel Hamberg au poste de président de la commission que la Première Guerre mondiale éclatait, bouleversant la collaboration internationale. Les chercheurs de pays ennemis avaient interdiction de collaborer. Fort heureusement, ils avaient encore le droit de travailler avec le président suédois et le secrétaire suisse, qui représentaient tous deux des pays neutres. Néanmoins, seuls le Canada, les États-Unis, la Suède, la Norvège et la Suisse transmirent leurs données pour l’année 1914. Pour les belligérants et l’Italie, la mesure des glaciers était passée au second plan. Hamberg et Mercanton écrivirent aux pays membres pour les inciter à poursuivre leurs mesures et à envoyer leurs résultats, sans grand succès.
Photo de Paul-Louis Mercanton, vers 1906.
Photo de Paul-Louis Mercanton, vers 1906. Deutsches Röntgen-Museum
Même après la guerre, la collaboration internationale demeura difficile. Ainsi, le Congrès géologique international se réunit d’abord sans aucun participant des anciennes puissances centrales, et la recherche sur les glaciers ne fut plus abordée. En conséquence, Hamberg et Mercanton œuvrèrent pour un ralliement à la nouvelle section Hydrologie de l’Union géodésique et géophysique, afin d’assurer la continuité des mesures de glaciers. Ils parvinrent même à publier rétroactivement un rapport sur les années manquantes:

Dans chacun des pays d’Europe ayant des glaciers, il s’était trouvé, même en pleine guerre, des hommes compétents et dévoués pour continuer dans le cadre national l’effort de contrôle de leurs devanciers.

Paul-Louis Mercanton
En sa qualité de secrétaire, Mercanton rédigea trois autres rapports, avant d’en être à nouveau empêché par la guerre. Le rapport de commission suivant fut imprimé à Paris à l’hiver 1939/40, mais fut détruit par l’occupant allemand. Heureusement, Mercanton avait conservé une première ébauche et put réutiliser les données à l’issue du conflit.

Innova­tions majeures dans les domaines de la glacio­lo­gie et de la radiodiffusion

Paul-Louis Mercanton demeura responsable de la publication des mesures de glaciers jusqu’en 1954. Toutefois, son seul mérite ne fut pas d’avoir préservé la coordination internationale de la surveillance des glaciers durant les deux guerres mondiales. Pendant de nombreuses années, il dirigea la station météorologique centrale suisse à Zurich, élabora des procédés de mesure physique de l’épaisseur des glaciers, fut l’un des premiers à gravir le Beerenberg sur l’île norvégienne de Jan Mayen et devint un pionnier suisse de la radio. Il supervisa ainsi l’installation de l’émetteur radio du «Champ-de-l’Air» et devint détenteur de la première concession radiophonique fédérale. Son héritage de la surveillance des glaciers coordonnée au niveau international perdure également: le World Glacier Monitoring Service, qui siège à l’institut géographique de l’université de Zurich, rassemble les données des glaciers du monde entier. La fonte globale des glaciers observée actuellement et ses conséquences, comme le manque d’eau ou la montée du niveau de la mer, ont amené les Nations Unies à proclamer l’année 2025 Année internationale de la préservation des glaciers. La première Journée mondiale des glaciers aura lieu le 21 mars.

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