Le mythe des Lacustres
Au XIXe siècle, d’aucuns pensaient que les premiers Suisses vivaient dans des villages palafittiques. L’idée était séduisante, mais malheureusement pas tout à fait vraie, comme le démontrèrent les découvertes archéologiques ultérieures.
Dans «Die Pfahlbauer am Moossee», un best-seller de 1933 écrit en allemand, l’auteur décrit la scène suivante: alors que le soleil se couche sur les forêts, les hommes ramènent les pieux jusqu’à la rive. Quelques jours plus tard, Hatt ordonne qu’on les installe dans l’eau. Les hommes attachent un rondin de bois au sommet de chacun des pieux, qu’ils enfoncent ensuite depuis leurs radeaux ou leurs pirogues le plus profondément possible dans le sable. Voilà, d’après l’auteur, comment la tribu préhistorique construisit son nouveau foyer.
L’origine de ce livre remonte à l’hiver exceptionnellement sec de 1854. À l’époque, le niveau du lac de Zurich baissa considérablement pour atteindre un niveau record, laissant émerger des eaux glacées bordant Obermeilen des restes de pilotis, des os, des tessons de céramique et toutes sortes objets en bois et en pierre. C’est suite à cette découverte que Ferdinand Keller, archéologue et théologien, publia sa «théorie des lacustres», en s’appuyant sur le récit d’Hérodote et sur des carnets de voyage rédigés au cours d’explorations en Nouvelle-Guinée. Selon lui, les «premiers Suisses» vivaient sur des plateformes sur pilotis érigées sur les lacs.
La théorie de Ferdinand Keller fit alors sensation: les premiers Suisses étaient des Lacustres, ce qui constituait une exception en Europe. La fondation de l’État fédéral étant encore très récente, la Suisse rêvait d’une histoire commune pour se forger une identité. Et c’est précisément ce mythe fédérateur qui surgissait des flots du lac de Zurich telle la Vénus de Botticelli. Les gens étaient fascinés par l’idée que leurs ancêtres aient vécu sur des plateformes installées au-dessus de l’eau. Le gouvernement alla jusqu’à commander un tableau dépeignant un village lacustre pour représenter la Suisse à l’exposition universelle de 1867, qui se tenait à Paris. Des décennies plus tard, dans les années 1930, le livre sur les Lacustres du lac de Moos, évoqué plus haut, se vendit à plus de 200 000 exemplaires.
De nos jours, les travaux archéologiques laissent entrevoir une réalité quelque peu différente. Il est ainsi impossible de continuer à défendre la théorie de l’exception helvétique, puisque des habitats palafittiques ont été découverts dans une trentaine de pays européens, même si l’on note une certaine concentration dans l’Arc alpin. En Suisse, plus de 500 sites palafittiques ont été recensés, dont plus de 50 sont inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2011. Néanmoins, contrairement à ce que l’on croyait à l’origine, ces habitations n’étaient pas installées sur l’eau en permanence, mais bâties sur la rive, sur des îles ou sur des sols marécageux selon les saisons, notamment en hiver. Aujourd’hui, les archéologues ne parlent ainsi plus de stations lacustres, mais de stations littorales.
En revanche, la fascination générale qu’exerce la vie de nos ancêtres n’a, elle, pas faibli. On peut imaginer ces premiers hommes comme des paysans travaillant dur, qui, de temps en temps, mâchouillaient volontiers du brai de bouleau. Outre ces «chewing-gums préhistoriques», des flèches, des couteaux, des pelles de boulanger, des bijoux et bien entendu des poteries ont réussi à traverser le temps. Si ces dernières étaient fragiles, la terre cuite utilisée n’en était pas moins un matériau qui se conserve bien. À tel point que les civilisations de ces époques tirent leur nom des différentes techniques de fabrication des céramiques: culture rubanée, cordée ou campaniforme. Un nombre non négligeable de ces pièces archéologiques peuvent aujourd’hui être admirées dans les musées. Beaucoup sont exposées dans des vitrines et sont donc, d’une certaine manière, à nouveau sur pilotis.