La reine de l’amour vénal à Genève
Au XVe siècle, à Genève, la regina bordelli détenait le monopole du commerce des charmes. Pourtant, aujourd’hui encore, on n’en sait assez peu sur le rôle de cette femme peu commune.
Genève, au XVe siècle, abritait entre ses murs une institution fort peu connue, une maison close dénommée dans les sources «lupanar» ou «bordel» et régentée par une femme, certainement d’expérience, portant le titre de reine. On ne sait pas avec exactitude quand cette regina bordelli, en d’autres termes plus contemporains, cette mère-maquerelle, fut instituée, ou du moins reconnue d’utilité publique. Mais il est probable que son rôle soit apparu au début du XVe siècle, lorsque les autorités religieuses tentèrent de réguler les excès.
En octobre 1428, François de Metz, évêque de Genève depuis près de deux ans, l’un des électeurs du futur antipape Félix V, prenait l’une des premières dispositions légales à l’encontre des prostituées de la cité lémanique. Le prélat décidait que les filles de joie auraient, à partir de cette date, l’obligation d’user de leurs charmes uniquement dans le périmètre ordinaire qui était le leur, de manière à ne pas hanter l’ensemble de la ville. Il leur accordait en outre, si elles le souhaitaient, l’accès aux étuves le samedi uniquement! Devenu cardinal par la grâce de Félix V, plus connu dans la région genevoise sous le nom d’Amédée VIII, duc de Savoie, François de Metz allait céder sa place à l’un des membres de la maison qu’il servait en 1451, Pierre de Savoie.
C’est sous la juridiction de ce dernier qu’une seconde disposition était prise à propos de la prostitution. Genève allait voir dès lors la condition des femmes se dégrader lourdement et le pouvoir de la regina se développer. À partir du 15 mars 1457, les malheureuses démunies de moyens, n’ayant d’autre recours que la rue, allaient être mises en face de deux possibilités. Elles devaient accepter d’être menées dans la maison des plaisirs par la reine du bordel quod ad lupanar ducantur per reginam. Sinon, les hommes d’armes les enfermaient dans le château de l’Île en compagnie des ruffians, sous la surveillance du châtelain, avant d’être expulsées hors des murs par les syndics. Un exil qui revenait à les condamner à une mort lente mais quasiment certaine! Afin de s’assurer de leur sort, l’évêque allait encore interdire aux bonnes gens de Genève qui auraient pu avoir quelque pitié pour l’une ou l’autre de ces infortunées de les engager comme personnel.
Non content de débarrasser des rues ces « misérables pécheresses », l’autorité religieuse, quelques mois plus tard, le 1er juillet 1459, allait encore cibler les souteneurs en donnant l’ordre de faire évacuer les maisons abritant des catins et des femmes de mauvaise réputation. Les coupables allaient être traînés et étendus sur le patibulum «ordinaire» de la cité, la fourche des suppliciés, afin d’y être punis en présence de la population. Aucune défection au sein de cette dernière n’était tolérée, exemplarité oblige! C’était donner à la reine devenue le croque-mitaine des femmes tombées en déshérence le monopole de la vente des plaisirs de la chair... Les sources ne nous indiquent pas quel était le montant de la taxe que le lupanar versait aux autorités!
En 1481, alors que la France connaît la famine et que le premier bûcher de l’Inquisition consume douze juifs à Séville le 6 février, c’est un fils du duc Louis, Jean-Louis de Savoie, qui occupe la fonction d’évêque de Genève. Ce dernier, soucieux des dangers liés aux incendies qui dévastent alors de nombreuses villes, allait décider que les feux éventuels seraient combattus par les charpentiers et les maçons, comme la tradition l’exigeait, mais également par les servantes et les filles publiques! L’âme de ces dernières ne valait peut-être pas quatre deniers dans les esprits d’alors, mais leur activité, bien souvent nocturne, faisait d’elles les témoins privilégiés des départs d’incendie.
Onze ans plus tard, en 1492, les autorités genevoises intimaient l’ordre à la population de se signer devant les prostituées rencontrées au détour d’une rue de la cité, de manière à invoquer la grâce du Tout-puissant mais également à signaler la présence d’une pécheresse.
On aimerait en savoir un peu plus sur cet office de la regina bordelli qui semblait gérer au quotidien une institution rimant avec opprobre, mais une institution tolérée, mieux, défendue par l’autorité. Quelles étaient ses prérogatives, ses règles? Usait-elle d’hommes de mains ou le maillage social extrêmement dense suffisait-il à la surveillance des malheureuses contraintes de se vendre pour simplement avoir le droit de demeurer en ville? Quelle était l’appréciation sociale réservée à la regina? Ses relations avec les autorités religieuses et civiles de la cité se bornaient-elles à une nomination? Quoi qu’il en soit, ses services allaient perdurer longtemps puisque le 10 mars 1503, au cours de la séance ordinaire de l’évêque et en présence du protonotaire apostolique Jean de Loriol, chanoine de Genève, de Lyon et de Vienne, évêque de Nice depuis deux ans et abbé de Saint-Pons, un puissant homme d’église, la Reine du bordel était officiellement élue à son office. Ce dernier allait certainement subsister jusqu’à la chute du catholicisme à Genève, en 1536.