Vue aérienne de Genève, 1932.
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Un vice-consul nazi, et résistant, à Genève

Le vice-consul allemand en poste à Genève, Gottfried von Nostitz-Drzewiecky (1902-1976), était considéré comme politiquement incorrect par les nazis. Depuis la Suisse, il travailla avec la Résistance à faciliter le travail des passeurs.

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est historien et membre du comité de la Société suisse d’histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIe siècle et du XXe siècle.

L’historiographie a parfois des lacunes spectaculaires que la recherche permet de combler au gré de découvertes inédites. C’est le cas du vice-consul allemand, Gottfried von Nostitz-Drzewiecky (1902-1976), en poste à Genève de 1940 à la fin de la guerre; un personnage passé complètement inaperçu en Suisse, mais que des études sur l’histoire d’une clinique genevoise ont permis de mettre en lumière. Mais pourquoi évoquer un fonctionnaire nazi, appartenant de surcroît à la SS, ancien collaborateur de Franz von Papen au cours des années 30?

Juriste de formation et monarchiste convaincu comme de nombreux nobles de Saxe, le diplomate Gottfried von Nostitz avait été jugé politiquement peu fiable et évincé en 1940 de l’entourage de Joachim von Ribbentrop. Sa hiérarchie avait alors décidé de lui confier un poste secondaire, loin des grands enjeux, et l’avait rétrogradé au poste de vice-consul à Genève, en charge des affaires militaires du consulat.

L’aristocrate luthérien avait intégré le Parti national-socialiste et la SS afin de protéger sa position sociale, mais l’homme, bien qu’attaché à une certaine idée de l’Allemagne, ne partageait guère les idées antisémites ni l’idéologie nazie. Alors qu’il était encore en Allemagne, Gottfried von Nostitz avait ainsi noué des relations étroites avec des personnages dont les convictions politiques ne s’inscrivaient guère dans la ligne du parti: tel le cousin de Claus von Stauffenberg, Helmuth von Moltke, qui allait fonder le cercle de Kreisau – sans doute l’un des mouvements de la résistance allemande les plus connus à ce jour –, ou encore Ulrich von Hassell, chez qui il résida en octobre 1942.

Gottfried von Nostitz.
Collection privée

Visite de l’ambassadeur spécial Joachim von Ribbentrop (au milieu) à Londres le 18 mars 936. La personne tout à droite est très certainement Gottfried von Nostitz.
Bibliothèque de l’ETH Zurich

Si elle l’éloigna des intrigues et lui sauva très certainement la vie, la mission à Genève de Gottfried von Nostitz devait lui permettre de développer les réseaux de la Résistance de manière très concrète. Le diplomate, avec quelques complicités genevoises, apporta ainsi son soutien à la CIMADE (Comité intermouvements auprès des évacués), qui faisait passer des Juifs en Suisse depuis la France, en fournissant de précieuses informations aux résistants. Mieux, le fonctionnaire nazi se rendit lui-même sur les crêtes du Jura, faisant office de «messager» pour les passeurs.

L’on sait que le consulat allemand de Genève n’était pas peuplé de fervents zélateurs du régime hitlérien, mais tout de même, la prudence et la discrétion étaient de mise. Berlin disposait d’informateurs au sein des bureaux, ce qui rendait toute action de résistance dangereuse. Von Nostitz devait ainsi parfois donner le change en se conformant aux ordres de Berlin, comme en septembre 1944, lorsqu’il intervint auprès de Berne pour protester contre deux articles de journaux qui évoquaient des actes de barbarie perpétrés par les Allemands.

Genève, occupation allemande à la frontière, septembre 1943.
Musée national suisse / ASL

L’homme jouait un double jeu périlleux, se pliant aux ordres directs tout en dissimulant ses activités et ses relations, comme son amitié avec le diplomate et éditeur suisse François Paul Lachenal, qui diffusait des publications et des écrits de la Résistance littéraire française. En 1943, Von Notitz prit une nouvelle fois des risques en accordant à Barbara Borsinger, directrice de la clinique des Grangettes, un laissez-passer qui devait lui permettre de sauver des dizaines d’enfants juifs. Il accéda à sa requête sans sourciller, lui demandant simplement de ne faire passer aucun adulte ni de formuler aucune information écrite ou orale. La bienfaitrice, complice du diplomate, organisa alors l’exfiltration des enfants en accointance avec des personnes qu’elle savait être en lien avec la résistance, probablement avec l'aide du réseau «Gilbert» dont certains membres, comme le capitaine Clément, relevaient des services de renseignement helvétiques. Il suffisait ensuite à Barbara de rentrer en Suisse avec ses petits protégés, à qui son autorisation servait de sauf-conduit. Le laissez-passer remis par le vice-consul lui permit d’éviter des problèmes à maintes reprises. Elle passa sous le nez des douaniers français et des gardes-frontières suisses sans rencontrer d’opposition, quand bien même une carte de légitimation délivrée par le commandant des gardes-frontières de Genève eût été nécessaire. Un jeu dangereux pour lequel plus d’un passeur termina sa vie derrière les murs de la prison du Pax à Annemasse ou au camp de Drancy.

Photographie de Barbara Borsinger.
Archives Hôpitaux universitaires de Genève

Poursuivant ses activités clandestines, Gottfried von Nostitz eut connaissance d’une information capitale au cours de l’été 1944. À la fin du mois de juin, le diplomate se rendit à Berlin, où devait se tenir, au soir du 4 juillet, une réunion secrète du cercle de Kreisau pour envisager l’avenir de l’Allemagne après la mort du Führer. C’est durant cette rencontre avec Adam von Trott zu Solz, Hans-Bernd von Haeften et le comte Peter von Wartenburg que le vice-consul fut avisé du complot prévu contre Hitler par le colonel von Stauffenberg. On sait ce qu’il advint. Le complot en Prusse orientale échoua, entraînant l’arrestation et l’exécution rapides de la plupart des conjurés. Les membres du cercle de Kreisau furent inculpés de haute trahison et condamnés à mort. Gottfried von Nostitz échappa à son destin en refusant de rentrer en Allemagne, préférant rester dans la cité de Calvin jusqu’à la fin de la guerre, qui ne tarda d’ailleurs pas à prendre fin.

Le 8 mai 1945, un arrêté fédéral fut émis par le Département politique de la Confédération, annonçant qu’aux yeux de la Suisse le gouvernement du Reich avait cessé d’exister et que la légation et les consulats allemands officiant sur le territoire helvétique devaient être fermés. Le 9 mai, un inspecteur fédéral, accompagné du secrétaire général du Département de justice et police genevois, d’un commissaire de police, du chef de la Sûreté et de plusieurs gendarmes procédèrent à la fermeture du consulat nazi de Genève, 6 rue Charles-Bonnet, posant les scellés sur le coffre-fort du consul Herbert Siegfried et sur les portes du consulat, et retirant l’écusson à croix gammée des lourds vantaux.

Adam von Trott zu Solz, 1943.
Wikimedia

Hans Bernd von Haeften, 1935.
Wikimedia

Peter Graf Yorck von Wartenburg devant le Tribunal du peuple, 1944.
Bundesarchiv / Wikimedia

Claus Schenk Graf von Stauffenberg.
Wikimedia

Les membres du consulat, restés sans autorisation diplomatique, se virent rapidement notifier leur renvoi par la Confédération suisse. Gottfried von Nostitz refusa toutefois à plusieurs reprises de partir, craignant autant les représailles de son gouvernement que le sort que les alliés pouvaient lui réserver. Le célèbre diplomate suisse Carl Jacob Burckhardt, président du Comité international de la Croix-Rouge et «ministre» de Suisse à Paris à partir de 1945, intervint, à l’instar de Jacques Courvoisier, le doyen de la faculté de théologie de l’Université de Genève, pour lui permettre de rester à Genève. Leurs efforts furent vains, car le Conseil fédéral souhaitait clore au plus vite le chapitre des activités nazies en Suisse et voir disparaître tous les membres du Parti national-socialiste de territoire, quand bien même l’un d’entre eux aurait fait partie de la Résistance.

Le diplomate rentra donc en Allemagne en mars 1946. Il n’échappa pas à la procédure de dénazification et aux interrogatoires menés par les officiers du renseignement américain – dont les archives sont conservées à l’Institut für Zeitgeschichte de Munich –, qui se finirent en 1947 devant le tribunal de Wolfratshausen. Son appartenance au Parti national-socialiste et à la SS ne facilita guère les choses et il fallut que les veuves d’Helmuth von Moltke et d’Adams von Trott zu Solz, les conjurés de 1944 exécutés par Hitler, ainsi que Carl Jacob Burckhardt et Eugen Gerstenmaier, un survivant du cercle de Kreisau, témoignent en sa faveur. C’est au cours de ces dépositions que les Américains apprirent que Gottfried von Nostitz ne s’était pas contenté de faire passer des réfugiés en territoire helvétique, mais qu’il avait également livré des informations sur l’évolution de la politique étrangère allemande aux autorités suisses. Les sources ne nous en apprennent malheureusement pas davantage, mais il est plausible de penser que Barbara Borsinger savait pertinemment à qui elle s’adressait lorsqu’elle demanda un sauf-conduit au diplomate. Avant de devenir la première juge pénale suisse, sa sœur Verena Borsinger travaillait pour le compte des services de renseignement helvétiques, et leur frère Paul Borsinger était directeur du Service suisse des ondes courtes et bien introduit dans les milieux politiques de la ville fédérale. Ils auraient assez logiquement pu avertir Barbara des sympathies du vice-consul.

Quoi qu’il en soit, les preuves produites par les témoins lors du procès de Gottfried von Nostitz suffirent, et ce dernier fut déclaré innocent, opposant au régime nazi et, consécration dans l’Allemagne d’Adenauer, résistant actif. Le vieil aristocrate s’éteignit en 1976, non sans avoir encore servi son pays au sein de la mission diplomatique allemande de La Haye, puis à Sao Paulo en 1957, et enfin à Santiago du Chili de 1964 à 1967, années durant lesquelles il fut décoré Grande Croix du mérite avec étoile de la République fédérale d’Allemagne pour services rendus.

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