Barbara Borsinger (à droite) avec le conseiller fédéral Giuseppe Motta (au milieu) et le docteur Mégevand (à gauche), lors de l’inauguration de la clinique du chemin des Grangettes, 1933.
Archives des Grangettes

Le bien ne fait pas de bruit: Barbara Borsinger

Cette infirmière, aujourd’hui largement oubliée, était originaire d’Argovie. Elle vécut à Genève, survécut à deux guerres et sauva la vie d’innombrables enfants.

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est historien et membre du comité de la Société suisse d’histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIe siècle et du XXe siècle.

Brièvement mentionnée dans l’ouvrage d’Erica Deuber et Natalia Tikhonov, Les Femmes dans la mémoire de Genève, du XVe au XXe siècle (Suzanne Hurter, Genève, 2005), Barbara Borsinger est l’une de ces femmes d’exception du début du XXe siècle, dotée d’un caractère littéralement extraordinaire, au front de tous les combats et pourtant largement oubliée. Ce sont mes recherches pour un livre à paraître l’année prochaine sur Les Amis de l’Enfance, l’institution qu’elle créa à Genève en 1918 et devenue depuis lors la clinique des Grangettes, qui m’ont mené jusqu’à elle, et qui m’ont permis en définitive de connaître la vie et l’engagement de cette femme.

Née au sein d’une famille de la haute bourgeoisie argovienne, Barbara Borsinger s’était destinée très tôt à la carrière d’infirmière. C’est à Genève qu’elle choisit de mener ses études, sous la houlette de la doctoresse Marguerite Champendal, qui avait ouvert quelques années au préalable, en 1905, l’école d’infirmière du «Bon Secours». Catholique fervente, francophile et dotée d’un tempérament impétueux, la jeune femme devait interrompre sa formation en 1914 lorsqu’éclata la guerre. Comme tant d’autres, elle partit rejoindre les troupes sanitaires françaises. Parlant aussi bien le français que l’allemand, elle ne tarda pas à être affectée sur le front, où elle devint rapidement infirmière-cheffe, puis assistante d’un médecin-chirurgien qui soignait les blessés à l’arrière. Si son engagement lui valut de recevoir la Médaille de la reine Élisabeth de Belgique, la souffrance et l’horreur qu’elle côtoya durant ces années forgèrent chez elle une volonté d’acier.

Photographie de Barbara Borsinger.
Archives Hôpitaux universitaires de Genève

La formatrice de Barbara Borsinger, la doctoresse Marguerite Champendal.
Centre d’iconographie genevois

Couloir de l’hôpital cantonal de Genève pendant l’épidémie de grippe espagnole en 1918.
Archives Hôpitaux universitaires de Genève

Sa détermination allait en l’occurrence être une nouvelle fois mise à l’épreuve à son retour en Suisse à l’automne 1918, alors qu’elle pensait sans doute terminer ses études. La jeune femme revint à Genève à l’heure où la grippe espagnole y faisait des ravages et la situation semblait alors hors de contrôle en raison de la forte concentration de population dans la cité. Au cœur de l’été, le 6 juillet 1918, 500 personnes avaient été hospitalisées; deux mois plus tard, le Conseil d’État fermait les écoles, interdisait les spectacles et les cinémas ainsi que les réunions publiques. L’armée, sollicitée par les autorités cantonales pour installer une partie des «grippés» dans la caserne des Vernets refusa. L’hôpital cantonal dut se résoudre à prendre des mesures drastiques, d’autant qu’il comptait aussi des malades parmi son personnel, tel le chef de clinique Henry d’Arcis. Le nombre de lits disponibles étant insuffisant, on installa les patients dans les corridors. À la fin du mois d’octobre, Genève comptait 10 189 cas de grippe espagnole, soit environ 7 % de sa population. Cette catastrophe sanitaire contraignit l’hôpital à n’accueillir que les cas les plus graves et à abandonner les autres à leur sort.

Barbara Borsinger, vétérane de la Grande Guerre, tenta d’apporter son aide dès son arrivée. Et si l’hôpital, débordé par la crise, éconduisit la jeune Alémanique fraîchement revenue de France, la doctoresse Champendal n’hésita pas à lui offrir un poste de visiteuse à domicile, ravie de retrouver son étudiante. Soignant adultes et enfants, Barbara ne tarda pas à découvrir de nombreuses victimes à Carouge, où de nombreux paysans suisses et français étaient venus en espérant trouver de l’aide dans les faubourgs genevois. D’infirmière, Barbara Borsinger se fit nourrice pour sauver la vie des nouveau-nés dont les parents avaient succombé au fléau. C’est ainsi qu’elle jeta les bases de ce qui deviendrait la clinique des Grangettes.

Soutenue par une congrégation de sœurs, elle accueillit les petits orphelins dans une arcade commerciale abandonnée tout en formant ses premières infirmières. L’abnégation de cette Argovienne échouée dans la cité de Calvin attira bientôt mécènes et œuvres de charité, ce qui lui permit de troquer son abri de fortune pour gagner une propriété plus avenante, à Champel. Le 25 juin 1933, quatorze ans plus tard, et après deux déménagements, Barbara inaugurait les bâtiments de sa clinique au chemin des Grangettes, considérée alors comme un exemple de modernité en Suisse. Le financement avait été réuni grâce à des dons et à une partie de son héritage familial. Un vieil ami de la famille s’était déplacé pour l’occasion, le conseiller fédéral Giuseppe Motta, drainant inévitablement dans son sillage journalistes et ténors de la politique genevoise d’alors.

Barbara Borsinger était en passe de devenir une figure modèle, d’autant plus que son action auprès des enfants avait été saluée par l’illustre Eglantyne Jebb, la fondatrice de l’Union internationale de secours aux enfants, Save the children. Placée sous le patronage du Comité international de la Croix-Rouge, celle-ci avait soutenu financièrement Barbara en 1919.

La clinique, dont l’aura dépassait largement les frontières cantonales, allait progressivement se développer jusqu’au brutal coup d’arrêt donné par la Seconde Guerre mondiale. En dépit des incertitudes liées au conflit, l’ancienne infirmière s’engagea de nouveau. Entourée de médecins genevois, c’est à une femme qu’elle avait pourtant confié la direction médicale de l’établissement à partir de 1938, et à une Allemande de surcroît: Viola Riederer, baronne von Paar zu Schönau, noble et cousine au deuxième degré du colonel allemand von Stauffenberg, celui-là même qui, en 1944, tenta d’assassiner Hitler en Prusse orientale. Ce fut avec Viola Riederer que Barbara entra en résistance contre l’Allemagne nazie, accueillant chez elle des fugitifs comme l’écrivain Robert Musil ou cachant derrière les murs de sa clinique des enfants juifs qu’elle allait chercher en voiture chez les résistants français.

L’hôpital cantonal de Genève, 1918.
Archives Hôpitaux universitaires de Genève

Au sortir de la guerre, Barbara Borsinger devait poursuivre ses activités de bienfaisance, intégrant le Comité cantonal pour le Don suisse et organisant, à la demande expresse du conseiller fédéral Ernst Wetter, une action de secours pour les nourrissons de Marseille, où les moyens élémentaires de subsistance manquaient après la guerre. La directrice de la clinique accueillit aussi d’autres réfugiés, des prisonniers de guerre allemands évadés des camps d’internement français. Un sujet particulièrement délicat, confinant au tabou, qui sera abordé dans un article ultérieur.

Après deux guerres et une vie d’aventures au service des enfants, Barbara Borsinger s’éteignit à Horben, à quatre-vingts ans, vaincue par la maladie. C’était le 9 août 1972.

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