Tête à tête avec Mona Lisa
Le petit hibou de notre musée s’est déjà rendu à plusieurs reprises au Louvre parisien. Mais il voulait voir à quoi ressemble une visite de ce musée après le confinement dû au coronavirus.
Quelque 10,2 millions de personnes ont visité le Louvre en 2019. C’est un record de plus pour le musée «du peuple» fondé en 1793 dans le contexte de la Révolution française, qui apparaît depuis de nombreuses années sur la liste des musées les plus visités du monde.
On s’y sentait par conséquent de plus en plus comme dans un centre commercial la veille de Noël. Lorsque l’Europe s’est lentement réveillée de son confinement dû au coronavirus, nous n’avons pas hésité un instant. Il nous fallait aller à Paris pour visiter une fois le Louvre dans le plus grand calme, comme cela était possible avant le gigantesque essor des musées.
Ce dernier a été favorisé au prix de maints efforts par la ville de Paris, dont la première mesure a été l’ouverture du Centre Pompidou en 1977. Cette machine à culture ne s’est depuis jamais enrayée, et a enregistré ces dernières années plus de 3 millions de visiteurs par an. La transformation de la gare d’Orsay en musée de l’impressionnisme a suivi en 1986 (près de 5 millions de visiteurs en 2019). Ces institutions ont toutefois été détrônées par le «Grand Louvre» et le prestigieux projet de François Mitterrand, alors président, de construire la pyramide de verre d’I. M Pei à l’entrée du musée. Initié en 1989, ce projet fut tout d’abord hautement controversé. Un coup de maître au parfum monarchique ironiquement – , aujourd’hui symbole de réussite.
Ces lieux d’exposition parisiens doivent leur considérable développement à une politique culturelle offensive mise en œuvre à partir des années 1970. En outre, après 1968, il fallait contribuer à ce que la culture se généralise à l’ensemble de la population. Cela a par ailleurs stimulé le tourisme, qui représente pas moins de 8% du produit intérieur brut national.
Toutefois, avant la pandémie de coronavirus, le revers de la médaille – le tourisme de masse – se faisait de plus en plus sentir. Il en est tout autrement aujourd’hui. Les voyages culturels, en particulier, requerront à l’avenir une plus grande planification, comme nous le laisse deviner la préparation de notre visite au Louvre: plus question de se rendre spontanément au musée. Il est fortement recommandé de réserver en ligne un créneau horaire pour sa visite. Nous craignons une ruée sur les billets, étant donné la forte restriction du nombre de visiteurs autorisés (réduction de 30 000 à 7000 par jour) et réservons par sécurité une date alternative dès que cela est possible. Plus tard, nous réaliserons que notre crainte était infondée.
Comme recommandé, nous arrivons en avance, mais pas trop non plus (obligation de garder ses distances) et présentons notre e-billet. L’affluence est raisonnable et il est possible de respecter les distances de sécurité. En outre, le masque est obligatoire dans l’enceinte du musée, tout comme dans les transports publics et les grands magasins. Le passage du portique de sécurité, mis en place depuis les attaques terroristes («plan Vigipirate»), est complété par un arrêt «désinfection».
Le soulagement de voir que tout se passe sans accroc laisse place à un léger choc, lorsque nous pénétrons dans le hall d’entrée du musée, sous la pyramide. Jamais nous ne l’avons vu aussi vide. Dans ce hall, l’architecture élégante et pharaonique d’I. M. Pei me donnent pour la première fois des frissons. Il me vient à l’esprit le célèbre tableau du peintre Hubert Robert, qui, en 1796, a représenté la Grande Galerie du Louvre en ruines. Un dessinateur se tenant devant une sculpture encore entière est la dernière lueur d’espoir dans cette scène. Le Louvre, une ruine demain? Difficile de se l’imaginer.
Le fait que les vestiaires et les boutiques soient loin d’être vides contribue à la sensation oppressante que nous éprouvons. Les cartes des cafés et restaurants sont réduites au minimum. Au lieu des caisses et des bureaux d’information et leur personnel, on trouve de larges brochures sur lesquelles figurent le plan des salles accessibles. Elles sont disponibles en français, allemand et anglais. Les présentoirs pour les autres langues sont vides, tout comme le lieu de rendez-vous des groupes. Seules les grandes inscriptions en chinois visibles partout laissent deviner la cohue qui régnait ici auparavant. Jusque-là, les Chinois, Japonais et Américains étaient de fervents visiteurs du Louvre, comme le montre la page web du musée: n’espérez pas y trouver des informations en allemand, elles sont uniquement disponibles en anglais, mandarin et japonais.
Puis vient la première réelle surprise: dans l’aile nord, le deuxième étage est plein. Impossible, donc, d’aller rapidement voir les Rubens et les Rembrandt. Cela nous rappelle une période très lointaine durant laquelle de nombreuses salles du Louvre n’étaient ouvertes que certains jours de la semaine. L’alternative, la visite des fastueux appartements privés de Napoléon III, ne nous satisfait pas pleinement.
Reste alors le tour classique dans l’aile sud, pour lequel des audioguides – soigneusement désinfectés – sont même proposés. La montée vers la Victoire de Samothrace, la déesse Niké de la victoire qui semble s’élancer, inébranlable, est plus grandiose que jamais lorsque les escaliers sont vides. Nous suivons ensuite sagement le chemin à sens unique imposé vers la Grande Galerie et le Salon Carré, le cœur du Louvre, où se trouve La Joconde. Il est déjà bien agréable de flâner dans une Grande Galerie vidée de ses visiteurs. On peut à nouveau y observer des peintures sans manquer d’être renversé par des groupes armés d’appareils photo en chemin vers La Joconde. Même la foule habituelle autour de cette dernière a diminué. On l’aperçoit désormais de loin. Ses admirateurs prennent place devant le tableau, dans la file d’attente délimitée par des cordons. La mode actuelle ne consiste pas à photographier le tableau derrière sa vitre blindée mais à faire un selfie avec Mona Lisa. Finalement, la plupart des gens ayant fait la queue tournent le dos à la peinture dès qu’ils se trouvent enfin devant elle. Comme si cette œuvre a tant été reproduite qu’il n’était même plus utile de l’observer.
Je me tourne vers les autres tableaux du Salon Carré et quelque chose d’inattendu se produit. Je ressens une gêne en observant la représentation des Pèlerins d’Emmaüs de Véronèse: ils sont assis bien trop proches les uns des autres! Puis mon regard vagabonde jusqu’au réel bijou de la salle, Les Noces de Cana de Véronèse, autre trophée napoléonien provenant du couvent de l’église San Giorgio Maggiore à Venise. Ce n’est pas la première fois que je contemple l’opulent banquet de célébration autour duquel les personnes sont amassées. Soudain, mes yeux s’emplissent de larmes. Pourquoi? Brusquement, il m’apparaît plus évident que jamais que la pandémie de coronavirus est un énorme tournant dans notre culture. Aller manger et faire la fête ensemble avec insouciance et entrain, qui était depuis plusieurs siècles l’une de nos activités centrales, est devenu dangereux aujourd’hui.
Malgré ce moment de tristesse post-traumatique, ma visite du Louvre s’est dans l’ensemble avérée extrêmement réconfortante. Oui, les œuvres, véritables icônes et points de repère de la culture européenne depuis des siècles, sont toujours accrochées là, impassibles. Cela nous transmet un sentiment de stabilité, tout comme la nature qui poursuivait son cours pendant le confinement. Les peintures montrent tout ce que l’humanité a vécu et enduré jusqu’à présent. Avec Le Radeau de la Méduse, Géricault peint la souffrance et la misère, tandis que la Liberté de Delacroix s’élance, triomphante, pour les droits du peuple, et que Marat, martyre de la Révolution, reste mort. Lorsque je passe enfin devant le monumental Sacre de Napoléon Ier de Jacques-Louis David, la représentation de la foule et l’idée du risque de contamination me laissent impassible. Contrairement aux Noces de Véronèse, ce tableau équivoque de David, commandé par Napoléon Ier, est avant tout une représentation du pouvoir. Le rituel social présenté n’est autre qu’une démonstration de pouvoir vide de sens et donc tout à fait superflue.
Par ailleurs, inutile de chercher la Grande Galerie du Louvre en ruines de Hubert Robert. Le tableau est exposé dans l’une des salles actuellement fermées. C’est peut-être mieux ainsi, cela évite aux visiteurs d’avoir des idées noires. Car à quoi ressembleront des institutions comme le Louvre et de nombreux autres musées si le nombre d’entrées continue de sensiblement reculer à long terme? Quelles conséquences cela aura-t-il sur des villes comme Paris et sur d’autres centres culturels en Europe et dans le monde? Plus tard, nous lisons la une d’un journal exposé dans un kiosque: «Tourisme, année zéro». Même si, pour des raisons égoïstes, on peut apprécier la visite d’un musée avec peu de personnes, un musée vit de son succès et de l’intérêt du plus grand nombre. C’est sa véritable raison d’être, et c’était l’idée derrière la transformation du palais royal du Louvre en un «musée du peuple» durant la Révolution française. En visitant le Louvre et tous les musées qui ont été créés après lui, nous faisons revivre ces idées. Ces institutions nous relient de diverses manières à notre histoire et aux réflexions qu’elle fait émerger.
Musée du Louvre
Page d’accueil et réservation de billets en ligne
louvre.fr