La marche sur Berne le 1er mars 1969.
La marche sur Berne le 1er mars 1969. Musée national suisse / ASL

Les droits de l'homme, oui, mais…

La Suisse veut adhérer à la Convention européenne des droits de l'homme en 1969. Mais sans garantir l'égalité politique des hommes et des femmes !

Regula Ludi

Regula Ludi

Regula Ludi est enseignante-chercheuse à l’Institut interdisciplinaire d’éthique et des droits de l’homme de l’Université de Fribourg.

Il règne un temps printanier en ce 1er mars 1969 à Berne. Des milliers de femmes, et plusieurs hommes, jeunes et moins jeunes, investissent la Place fédérale. L’avocate zurichoise et défenseuse du suffrage féminin Gertrud Heinzelmann, malade au lit, manque toutefois à l’appel. Vers trois heures de l’après-midi, Emilie Lieberherr, s’empare du micro et harangue la foule : « Nous ne sommes pas ici pour implorer mais pour revendiquer », déclare-t-elle, exigeant des mesures immédiates pour que les femmes suisses puissent elles aussi jouir des avancées des droits de l’homme. À peine s’est-elle tue que les manifestants entament un concert de sifflets, qui s’amplifie lorsque se répand la rumeur selon laquelle aucun membre du Conseil fédéral ne s’est déplacé pour accueillir la résolution des femmes. La « Marche sur Berne » constitue le point d’orgue d’une année agitée, marquée par la lutte pour la démocratie. Le fait que des femmes clament haut et fort leur colère ne passe pas inaperçu, les raisons de leur courroux encore moins : la fureur des manifestantes vise en effet le projet d’adhésion de la Suisse à la Convention européenne des droits de l’homme. Mais pourquoi cibler justement ce texte ?
Emilie Lieberherr a exigé une action immédiate devant le Parlement fédéral.
Emilie Lieberherr a exigé une action immédiate devant le Parlement fédéral. Musée national suisse / ASL

Les droits de l’homme à la carte ?

Si les motivations sont simples, l’histoire qu’elles sous-tendent est beaucoup plus complexe. S’il peut nous sembler évident que droits de l’homme et droit de participation politique vont forcément de pair, tel n’est pas le cas en Suisse en 1969. Le Conseil fédéral souhaite adhérer à la Convention européenne des droits de l’homme, mais sans garantir l’égalité politique entre femmes et hommes. Cette annonce amorce un revirement. Peu de temps avant, le gouvernement prétendait encore que l’absence de droits politiques des femmes interdisait de prendre cette mesure, tant le déficit était grand, une affirmation qui allait dans le sens des féministes. Il n’y a pas de liberté sans droits politiques, écrivait Gertrud Heinzelmann en 1960 déjà. Ce qui signifie que les Suissesses vivaient dans un « rapport d’assujettissement » reposant sur des « privilèges de naissance ».
Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’homme et des libertés fondamentales Rome, 1950.
Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’homme et des libertés fondamentales Rome, 1950 Conseil de l’Europe, Strasbourg
De telles objections deviennent soudain négligeables. Le Conseil fédéral est en effet pressé : la Suisse court le risque de rater le train du développement international, ce qui serait mauvais aussi bien pour son image que pour son économie. Selon la formule du conseiller national socialiste Mathias Eggenberger, la non-reconnaissance du suffrage féminin constitue une pure faute de goût du système juridique helvétique. Il recommande de repousser la révision constitutionnelle après l’adhésion à la Convention. Le Conseil accueille cette proposition avec enthousiasme et décide fin 1968 de signer la Convention sous réserve et d’adapter le droit plus tard. Pour les femmes, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Une adhésion sous réserve équivaut pour elles à pervertir l’idée même des droits de l’homme. Bethli s’en amuse dans le Nebelspalter : « Si la Convention européenne des droits de l’homme devait être acceptée avec des réserves par la Confédération suisse masculine, nos revendications, longtemps différées, seraient reportées aux calendes grecques, voire au-delà. »
Les derniers jours avant le vote de 1971. YouTube / RTS

Du Brésil à la Suisse : la lumière au bout du tunnel

Gertrud Heinzelmann partage ces inquiétudes. Mais elle craint aussi pour la stratégie qu’elle a élaborée en réponse au rejet du suffrage féminin. La défaite du 1er février 1959 l’a épuisée au point qu’elle a songé à émigrer au Brésil. Elle ne parvient pas à s’implanter à Rio de Janeiro, mais elle y fait la connaissance de Bertha Lutz, qui s’est engagée, lors de la création des Nations-Unies en 1945, à ce que la Charte de l’ONU reprenne le principe des droits égaux pour les hommes et les femmes. Lutz est persuadée que les droits humains constituent une opportunité pour l’émancipation féminine. Cette rencontre ouvre les yeux de l’Argovienne. Le droit international lui semble une promesse d’alternative aux méthodes maintes fois expérimentées, jamais abouties, dans le combat pour le droit de vote des femmes en Suisse, à savoir le suffrage populaire et la réinterprétation de la Constitution. Pour Gertrud Heinzelmann, la Suisse s’est prononcée en faveur de l’égalité de traitement entre les sexes en adhérant à des organisations internationales comme l’UNESCO. Les droits humains exigent en effet l’introduction du suffrage féminin, sans que les hommes soient appelés à se prononcer sur cette question, dans une logique de dignité des femmes auxquelles les droits démocratiques sont conférés pour elles-mêmes.
Gertrud Heinzelmann lors de la présentation des premières femmes candidates au Conseil national, 1971.
Gertrud Heinzelmann lors de la présentation des premières femmes candidates au Conseil national, 1971. Keystone / STR
En 1963, cet argument rend actuelle la question de l’adhésion de la Suisse au Conseil de l’Europe. L’absence de droits politiques pour les femmes suisses prend un éclairage international nouveau, constate Gertrud Heinzelmann. Elle devient un non-respect d’une « norme du droit positif » que le Conseil de l’Europe est chargé de protéger. Heinzelmann parvient à convaincre ses collègues de l’Association suisse pour le suffrage féminin de la pertinence de sa nouvelle stratégie. À partir de cette date, elles qualifieront régulièrement dans leurs pétitions et résolutions l’absence de droits politiques des femmes suisses comme étant « une grave violation des droits humains », en appelant aux valeurs fondamentales et aux principes supérieurs. Elles préparent aussi le terrain pour un rejet unanime de l’adhésion à la Convention européenne des droits de l’homme sous réserve. Au-delà des lignes de parti et de visions du monde parfois différentes, les organisations féministes se rangent toutes en 1969 derrière la formule commune « pas de droits humains sans suffrage féminin ».
Le conseiller fédéral Willy Spühler lors de son discours du 1er février 1968.
Le conseiller fédéral Willy Spühler lors de son discours du 1er février 1968. Musée national suisse / ASL

Le Conseil des États saborde les projets d'adhésion

Le conseiller fédéral socialiste Willy Spühler ne s’attendait pas à une telle résistance. Le 1er février 1968, lorsqu’il inaugure l’Année des Droits de l’Homme des Nations-Unies devant l’Association zurichoise pour le suffrage féminin, il laisse entendre que le Conseil fédéral envisage d’adopter une nouvelle stratégie dans sa politique des droits humains. Toutefois, afin de ne pas éveiller de faux espoirs, il lance cet avertissement : « La Convention des droits de l’homme n’est malheureusement pas une force motrice pour le suffrage féminin. » Mais son calcul échoue. À l’automne 1969, le Conseil des États torpille les projets d’adhésion. Sans doute pas par solidarité à l’égard des femmes. Pour certains parlementaires, l’opposition des femmes servait à dissimuler leurs vraies motivations. Puis les événements se précipitent : fin 1969, le Conseil fédéral présente un projet accordant le droit de vote des femmes et le 7 février 1971, les hommes suisses approuvent l’instauration de l’égalité politique entre les sexes sur le sol helvétique. La Suisse finit par adhérer à la Convention européenne des droits de l’homme en 1974. Mais il faudra encore attendre les années suivantes pour que d’autres réserves ne soient levées.

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