A leur grand dam, les conseillers fédéraux Felber (à gauche) et Delamuraz (à droite) n'ont pas été au centre de la visite d'Etat de François Mitterrand, qui avait été invité par le président de la Confédération Flavio Cotti.
À leur grand dam, les conseillers fédéraux Felber (à gauche) et Delamuraz (à droite) n'ont pas été au centre de la visite d'État de François Mitterrand, qui avait été invité par le président de la Confédération Flavio Cotti. Musée national suisse / ASL

Mitter­rand accentue les divisions du Conseil fédéral

Le 7 juin 1991, François Mitterrand répond à l’invitation personnelle du président de la Confédération, Flavio Cotti, et se déplace à Lugano. Comme à son habitude, le discours est franc et savoureux.

Mattia Mahon

Mattia Mahon

Mattia Mahon est historien au centre de recherche Dodis et chercheur à l’Université de Lausanne.

Au début de l’été 1991, François Mitterrand décide d’accepter l’invitation faite en janvier par Flavio Cotti, dans le cadre de la conférence des ministres de l’environnement de l’OECD qui se déroule à Paris. Le président français est alors embourbé dans une politique étrangère qui lui vaut son lot de critiques. Il a refusé de recevoir le président russe Boris Eltsine à Paris ; engagé la France – contre l’avis de son ministre de la Défense – dans la Guerre du Golfe aux côtés des États-Unis et il est en désaccord avec Helmut Kohl sur l’attitude à adopter face à la Yougoslavie qui se déchire. Mitterrand, qui a toujours considéré que la place de la Suisse était au cœur de l’Europe, est donc à la recherche d’un succès d’estime dans le dossier de l’intégration européenne de la Suisse, afin de faire passer au second plan les tensions générées par sa politique étrangère.
Cette visite ne constitue pas une première pour le président français. Il était déjà venu à Berne lors de son premier septennat, le 14 avril 1983, pour s’entretenir avec le Conseil fédéral in corpore. Lors de cette première visite, Mitterrand et ses ministres avaient dû croiser le fer sur des terrains bien moins favorables à la France : évasion fiscale, fuite des capitaux, mesures protectionnistes sur le marché des médicaments, etc.
La visite d'État de Mitterrand en 1983 était plus un "bruit de sabre" français qu'une visite amicale entre voisins.
La visite d'État de Mitterrand en 1983 était plus un "bruit de sabre" français qu'une visite amicale entre voisins. Musée national suisse / ASL
Cette fois-ci, Mitterrand arrive en position de force. Il est l’un des moteurs de l’approfondissement communautaire et de l’Union politique à venir, avec Jacques Delors et Helmut Kohl. De plus, il est accompagné d’un de ses fidèles, le ministre des affaires étrangères Roland Dumas – qui n’est pas passé loin d’être nommé premier ministre en mai – et renvoie la balle à la volée au Président Cotti et au Conseiller fédéral Jean-Pascal Delamuraz, rappelant que «L’Europe, c’est d’abord la Communauté européenne.»
En ce 7 juin 1991, Mitterrand trouve face à lui une Suisse peu sûre d’elle, déstabilisée par la tournure des événements dans les négociations sur le traité de l’Espace économique européen (EEE). Le camp de la Suisse, celui de l’Association européenne de libre-échange (AELE), espérait un rapprochement institutionnel sur un pied d’égalité avec la Communauté. Le discours du 17 janvier 1989 de Jacques Delors, président de la Commission européenne, avait laissé entrevoir un droit de codécision aux pays de l’AELE. Or, ces espoirs se délitent depuis l’ouverture des négociations, la position de l’AELE étant affaiblie par les demandes d’adhésion directe à la Communauté de deux de ses membres, l’Autriche et la Suède. La fuite en avant vers une grande Communauté continentale semble être enclenchée : les pays de l’Europe de l’Est, libérés de la pression d’une URSS en décomposition, ne cachent pas leurs espoirs d’adhésion rapide et ignorent les appels du pied de l’AELE. Cette dernière ne fait plus le poids face à sa rivale, la CE, qui elle en vient à s’imaginer «une Europe à soixante, à laquelle on arriverait si on voulait que tous les Baltes, Croates, Serbes, et autres régions y adhèrent individuellement.»
Réunion avec Flavio Cotti et Jean-Pascal Delamuraz (de gauche à droite) : François Mitterrand s'est entretenu avec les deux conseillers fédéraux sur l'avenir de l'Europe.
Réunion avec Flavio Cotti et Jean-Pascal Delamuraz (de gauche à droite) : François Mitterrand s'est entretenu avec les deux conseillers fédéraux sur l'avenir de l'Europe. Musée national suisse / ASL
Or, c’est justement dans cette concurrence pour l’intégration communautaire que réside la plus grande peur du Conseil fédéral et de l’administration suisse, car elle pourrait être synonyme de satellisation pour la Suisse. Le scénarios catastrophe serait un échec de l’EEE sans perspective d’adhésion à moyen terme. La Suisse se verrait alors reléguée au même rang que les pays de l’Est, qui se présentent face à la Communauté «pratiquement en pays quémandeurs». Le problème est que l’accord en cours de négociation, le traité EEE, est perçu comme un accord inégal, où la Suisse concède plus qu’elle n’obtient. Le Conseiller fédéral Kaspar Villiger, le chef du département militaire, estime en effet que «Die EG hat die Schweiz an die Wand gedrückt und stellt stets neue Forderungen. Wir bewegen uns auf dem Weg eines Kolonialstaates mit Autonomiestatut. Wir geben der EG alles, und die EG bekundet kein Interesse an einem allfälligen Beitritt.»
Le conseiller fédéral Kaspar Villiger au Palais fédéral en 1995.
Le conseiller fédéral Kaspar Villiger au Palais fédéral en 1995. Musée national suisse / ASL
De son côté, Flavio Cotti, chef du département de l’intérieur et européen convaincu, a décidé d’assumer de manière très active son rôle de président. Jusqu’à parfois, comme dans le cas de cette invitation personnelle à Mitterrand, marcher sur les platebandes de ses collègues romands qui gèrent en tandem l’épineux dossier européen. En effet, en agissant sans consulter le chef des affaires étrangères René Felber, Cotti s’attire les foudres de celui-ci. Il en est de même pour Delamuraz, qui vit mal l’ingérence de Cotti dans le dossier européen. Cette activité de Cotti se manifeste d’abord en privé, à travers des lettres à son collègue Delamuraz où il donne son avis sur la politique européenne, puis en public lors de la Journée de célébration du 700e anniversaire de la Confédération à Sils Maria, où il critique les résultats obtenus par ses collègues. Les tensions sont nombreuses et l’incertitude totale.
Reportage télévisé sur la visite de François Mitterrand à Lugano, 1991 (en italien). RSI
Malgré les problèmes intérieurs à régler pour le Conseil fédéral, Mitterrand semble convaincu que la Suisse ait sa place dans l’architecture de la nouvelle Europe. Pour lui, «il y a une vocation de civilisation et spirituelle des pays à vivre ensemble.» La Suisse pourrait y jouer un rôle ; faire profiter les nouveaux pays de l’Est de son expérience par exemple. Du côté suisse, si on partage la volonté de participer à construire cette nouvelle Europe, en y apportant son savoir-faire sur des sujets tels que l’environnement, la démocratie ou les droits des minorités, on ne veut pas accepter toutes les conditions communautaires, ni à n’importe quel prix. Comme le dit le Président Cotti, «la prospérité de la Suisse rend les choses plus difficiles, dans le sens où les Suisses ont de la peine à se décider pour quelque chose de nouveau alors que les choses vont bien.» Si Mitterrand l’entend, lui ne veut pas d’une Europe qui se résume au Marché commun, et il le fait clairement savoir : «on ne peut pas non plus fonder une civilisation sur des banques».
En juin 1991, le président de la Confédération Flavio Cotti (à droite) et le président de la République française François Mitterrand se sont rencontrés à Lugano.
En juin 1991, le président de la Confédération Flavio Cotti (à droite) et le président de la République française François Mitterrand se sont rencontrés à Lugano. Musée national suisse / ASL
En effet, pour la Communauté, qui doit affronter la digestion de la réunification allemande, les demandes d’adhésion de l’Autriche et de la Suède comme de la République Tchèque, de la Hongrie et de la Pologne, la dislocation de la Yougoslavie simultanément à son propre approfondissement à Maastricht, les réticences suisses paraissent être bien peu de choses. Les derniers mots de François Mitterrand expriment finalement toute la rigidité de la position de la Communauté, à laquelle les négociateurs suisses sont régulièrement confrontés : «La Suisse a toute sa place dans la construction européenne, mais il dépend évidemment de ce qu’elle voudra. Si elle veut plus, elle peut l’avoir, mais évidemment en acceptant le plus de discipline.» C’est à prendre ou à laisser et la balle est dans le camp suisse : «Tout est ouvert…».

Recherche collabo­ra­tive

Le présent texte est le fruit de la collaboration entre le Musée national suisse (MNS) et le centre de recherche consacré aux documents diplomatiques de la Suisse (Dodis). Le MNS recherche dans les archives d’Actualités Suisses Lausanne (ASL) des images en lien avec la politique extérieure et Dodis contextualise ces photographies à l’aide de sources officielles. Les fiches sur l'année 1991 ont été publiées sur la base de données internet Dodis en janvier 2022. Les documents cités dans le texte sont disponibles en ligne: dodis.ch/C2267.

Autres articles