Kaspar Stockalper - son élévation était aussi raide que le chemin menant au col du Simplon. Illustration de Marco Heer
Kaspar Stockalper - son élévation était aussi raide que le chemin menant au col du Simplon. Illustration de Marco Heer

Le géopoli­ti­cien de Brigue

En pleine guerre de Trente Ans, Gaspard Stockalper transforme le chemin du col du Simplon en l’un des principaux axes de transit européens. Premier multi-entrepreneur de Suisse, il accumule une immense fortune. Fréquentant empereurs, rois et papes, il s’immisce dans la politique européenne avant de connaître une chute brutale.

Helmut Stalder

Helmut Stalder

Helmut Stalder est historien, publiciste et auteur de livres, spécialisé dans l'histoire de l'économie, des transports et des techniques.

Quel ne devait pas être l’étonnement des voyageurs d’il y a 350 ans face à cet imposant édifice au pied du Simplon! À Brigue, le château Stockalper fait fi de toute mesure dans sa splendeur baroque: une énorme construction de quatre étages, agrémentée de voûtes et de salles d’apparat, domine tel un cube surdimensionné la modeste bourgade haut-valaisanne. La cour intérieure, avec ses arcades, revêt un style méditerranéen d’une beauté renversante, unique sous ces latitudes. Le parc évoque les jardins de plaisance des châteaux français. Quant aux trois tours massives qui s’élèvent au-dessus du bâtiment, elles témoignent de l’importance du maître des lieux. Gaspard Stockalper de la Tour (1609-1691) a fait ériger le plus grand édifice baroque de l’espace alpin, véritable Versailles des montagnes, ode architecturale à son opulence, son pouvoir et sa personne.
Le château Stockalper à Brigue, bâti entre 1660 et 1679 d’après les plans de Gaspard Stockalper lui-même.
Le château Stockalper à Brigue, bâti entre 1660 et 1679 d’après les plans de Gaspard Stockalper lui-même. Wikimedia
Gaspard Stockalper était un homme d’exception. Dominant l’économie et la politique du Valais tout au long du XVIIe siècle, il a également joué un rôle prépondérant au niveau fédéral et, fait longtemps méconnu, s’est même profilé sur la scène européenne. Sa carrière a connu une ascension fulgurante. L’éminent Valaisan est né à Brigue dans une famille patricienne. En 1628, il termine ses études à l’académie jésuite de Fribourg-en-Brisgau. Âgé d’à peine vingt ans, il dispose déjà d’une solide formation humaniste, parle six langues, a hérité d’une somme considérable, et est déterminé à se lancer en politique dans sa ville natale. Cet engagement le conduira au cœur des rivalités entre grandes puissances européennes.
Portrait de Gaspard Stockalper, vers 1850.
Portrait de Gaspard Stockalper, vers 1850. Musée national suisse
La lignée espagnole des Habsbourg règne alors sur la péninsule ibérique, les royaumes de Naples, de Sicile et de Sardaigne, le duché de Milan et les Pays-Bas espagnols. La France, qui se trouve encerclée par son rival, entend étendre son territoire et s’allie à Venise. Les deux parties sont tributaires des voies terrestres traversant les Alpes, qui permettent de relier Venise, Milan, Gênes ou Turin à Lyon et Paris, et de rejoindre les Flandres ainsi que les Pays-Bas via la Franche-Comté. Les routes de col sont essentielles pour le déplacement des troupes, le ravitaillement et les activités commerciales.

L’art de tirer profit des atouts géopolitiques

Gaspard Stockalper comprend qu’au pied du Simplon, il se trouve au carrefour des grandes puissances, et que le passage du col revêt une importance stratégique majeure en raison de la «brièveté du trajet et de la grande sécurité» qu’il offre. Le Valaisan entend profiter de cette aubaine, d’autant plus que les voies du «Camino Español», si importantes pour l’Espagne, sont constamment menacées à l’ouest par les cols savoyards, au centre par le Gothard, et à l’est par les cols grisons. La mainmise sur l’axe du Simplon lui permettrait de réaliser de larges bénéfices et d’acquérir une grande influence. Gaspard Stockalper prend les devants. Il entreprend un voyage d’investigation qui le conduit à travers la Bourgogne, la France et la Belgique jusqu’à la Manche. Il se familiarise avec les conditions du marché, s’associe à un consortium de transport à Anvers, puis à une maison de commerce à Soleure. Mais c’est en mars 1634, âgé de 25 ans, qu’il réalise son coup d’éclat: la cour de Turin le charge d’escorter la princesse Marie-Marguerite de Carignan, épouse du duc de Savoie et parente du roi de France, sur la route enneigée du Simplon avec toute sa suite. Le Valaisan organise un convoi de 150 chevaux et 200 assistants, et conduit la troupe de Brigue à Domodossola en l’espace de deux jours. Cette mission réussie haut la main lui vaut non seulement un salaire considérable, mais aussi une grande notoriété, tout en faisant la publicité du col. Le réseau de Gaspard Stockalper s’étend désormais aux cours française, savoyarde et lombarde, où il fait figure d’allié compétent dans la région du Simplon.
En 1634, Gaspard Stockalper escorta Marie-Marguerite de Carignan sur la route enneigée du col du Simplon. Cette opération lui valut la confiance des grandes puissances.
En 1634, Gaspard Stockalper escorta Marie-Marguerite de Carignan sur la route enneigée du col du Simplon. Cette opération lui valut la confiance des grandes puissances. Wikimedia
Déterminé, le jeune homme plonge dans le monde des affaires, et se lance comme sous-traitant dans l’expédition de marchandises par la route du col. Parallèlement, il investit dans une affaire à risque: l’exploitation de mines de fer dans la région de Ganter, qu’il finit par rendre lucrative à force d’acharnement et d’habileté politique. En 1639, sa carrière décolle. Le Brigois se voit confier une succession de postes politiques qui lui donnent accès à des fonctions clés. Il obtient notamment le monopole d’État sur le transport de marchandises par le col. Cette position lui permet de contrôler l’infrastructure de transport qui traverse le Valais, de Gondo au Léman. Il engage des communautés de muletiers, perçoit des taxes et des droits de douane, élargit le chemin aménagé au Moyen-Âge, fait construire des ponts et des murs de soutènement, met en place des greniers et des postes de douane. Sur le col et à Gondo, il souligne son emprise en érigeant d’imposantes soustes. Gaspard Stockalper comprend rapidement les principes de la mondialisation: la répartition de la production et le commerce à longue distance augmentent la rentabilité. Les voies de communication directes, les transports fiables ainsi qu’une communication efficace permettent de faire circuler rapidement le capital et de tirer profit des différences de prix entre le lieu de provenance et le lieu de vente.
Le col du Simplon, source de l’éclatante réussite de Gaspard Stockalper.
Le col du Simplon, source de l’éclatante réussite de Gaspard Stockalper. Musée national suisse
Avec le flux des marchandises, les recettes explosent. Gaspard Stockalper transforme son entreprise d’expédition et de commerce en un conglomérat qui couvre la moitié de l’Europe et dégage des synergies. Son réseau de relations commerciales s’étend à Genève, Lyon, Paris, Bruxelles et Anvers, englobe Milan, Venise, Gênes, Rome, Naples et la Sicile, mais aussi Augsbourg, Vienne, la Savoie, le sud de la France et l’Espagne méridionale. Le Brigois exporte divers produits du Valais, notamment du fer, du cuir, du bétail, du fromage et des céréales. Il y importe du riz, des agrumes, des aromates, des feuilles d’or, de la poudre à canon et des armes. Outre le fer, Gaspard Stockalper exploite deux mines de plomb ainsi qu’une mine de cuivre, et fait extraire de l’or à Gondo. Il détient le monopole de l’amadou et de la résine de mélèze, mais aussi celui des escargots, mets très apprécié en France durant le Carême. En parallèle, il poursuit sa carrière politique, occupant d’abord des fonctions au sein de son dizain, puis à l’échelle du pays. Envoyé en mission diplomatique, il occupe tous les postes de haut rang que le Valais a à offrir.

Quand affaires et politique font bon ménage

Gaspard Stockalper doit son succès au lien étroit entre sa carrière politique et son activité commerciale, qui s’alimentent mutuellement. Ses opportunités économiques, souvent couvertes par des privilèges d’État, fleurissent à mesure qu’il étend son influence politique. Et plus ses affaires prospèrent, plus il affirme son pouvoir. Son empire compte plusieurs milliers de transporteurs, de cochers, de cantonniers, d’administrateurs, d’artisans et d’ouvriers du bâtiment. Gaspard Stockalper exploite des métayers et maintient les débiteurs dans la dépendance à l’égard des taux d’intérêt, tout en pratiquant un vaste clientélisme avec ou contre d’autres familles de la classe dirigeante valaisanne. Mais il se révèle aussi un généreux mécène, finançant églises, chapelles, couvents et écoles. Alors que la guerre gronde sur le continent, Gaspard Stockalper développe depuis Brigue un système ramifié. Il entraîne dans son sillage une multitude de profiteurs et de serviteurs dévoués, de débiteurs et d’obligés qui lui permettent d’assoir son pouvoir. Lorsqu’en 1647, il acquiert le très lucratif monopole du sel, rien ne semble plus pouvoir l’arrêter.

Le roi du Simplon

Dans une série en trois volets, l’historien et auteur Helmut Stalder se penche sur l’ascension et la chute de Gaspard Stockalper, le «roi du Simplon». Partie 1: Le géopoliticien de Brigue Partie 2: La neutralité comme modèle commercial Partie 3: L’appât du gain: à la vie, à la mort

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