Un groupe de 45 civils à Verbania, le 20 juin 1944. Ils seront fusillés le même jour par des membres d’une unité de police SS.
Un groupe de 45 civils à Verbania, le 20 juin 1944. Ils seront fusillés le même jour par des membres d’une unité de police SS. Casa della Resistenza Fondotoce / Ester Bucchi

Des crimes de guerre aux portes de la Suisse

Entre 1943 et 1945, la région du val d’Ossola, à la frontière sud de la Suisse, subit une escalade de la violence. De nombreux crimes de guerre firent des centaines de morts. Retour sur une période sombre de l’histoire italienne.

Raphael Rues

Raphael Rues

Historien, Raphael Rues est un spécialiste du Tessin et de la présence germanofasciste dans le Nord de l’Italie.

La spirale de la violence que connut cette région frontalière avec le Valais et le Tessin entre 1943 et 1945 prend ses racines dans la montée du fascisme en Italie. Notamment la marche sur Rome de Benito Mussolini fin octobre 1922 et sa nomination à la tête du gouvernement italien par le roi Victor-Emmanuel III. On assista en substance à une répression totale des cercles politiques sociaux-démocrates et modérés. Les plus chanceux furent emprisonnés, tandis que beaucoup durent s’exiler en France et en Suisse.
Le roi Victor-Emmanuel III (au centre) et Benito Mussolini (à droite), en 1923 à Rome.
Le roi Victor-Emmanuel III (au centre) et Benito Mussolini (à droite), en 1923 à Rome. Wikimédia
Tout bascula dans la région du val d’Ossola le 25 juillet 1943, lorsque Benito Mussolini fut destitué en vertu d’une proposition formulée dans l’Ordine Grandi, du nom du sénateur Dino Grandi. Curieusement, Mussolini avait justement été accompagné par Dino Grandi lors de son dernier voyage en Suisse en novembre 1925. Ils se rendaient au vieux port de Brissago pour participer à l’ultime phase de la conférence de paix de Locarno. Grandi était alors un jeune sous-secrétaire aux Affaires étrangères. À la frontière suisse, la nouvelle de la chute de Mussolini et des fascistes durant l’été 1943 fut accueillie dans le calme. Il n’y eut ni accrochages violents ni règlements de compte avec les fascistes. Les choses changèrent cependant le 8 septembre 1943 avec l’annonce de l’armistice signé par le gouvernement militaire du général Pietro Badoglio. Mal préparé, il provoqua un véritable chaos. En quelques semaines seulement, plus de 600­ 000 soldats de l’armée italienne furent capturés et immédiatement déportés vers le Reich par les Allemands, qui considéraient cette reddition comme un acte de haute trahison.
Signature de l’armistice en 1943 à Cassibile, en Sicile.
Signature de l’armistice en 1943 à Cassibile, en Sicile. Wikimédia
La situation empira alors brusquement. La région frontalière ne fit cette fois pas exception, subissant représailles et crimes de guerre. Les familles juives aisées qui s’étaient réfugiées sur les rives du lac Majeur furent les premières touchées. Un bataillon de la SS-Panzer-Division Leibstandarte Adolf Hitler fut la première unité allemande à commettre des crimes de guerre dans la région. D’un point de vue opérationnel, cette unité avait été transférée entre Arona, Meina et Intra pour se reconstituer. Le bataillon avait essuyé de lourdes pertes sur le front de l’Est, au nord de Kharkiv (dans l’actuelle Ukraine), lors la célèbre opération Citadelle. Certains de ses officiers, dont Sepp Dietrich, un fidèle de la première heure d’Adolf Hitler, réalisèrent rapidement que les juifs du lac Majeur avaient emporté avec eux de fortes sommes d’argent et passèrent immédiatement à l’action. Ils assassinèrent au moins 57 juifs en l’espace de quelques semaines. Leurs cadavres furent brûlés dans des cours d’école (à Intra) ou jetés dans le lac Majeur. Le commandement allemand eut toutefois rapidement vent des agissements de cette unité, et le bataillon fut à nouveau transféré vers le front de l’Est, où la situation ne cessait de se détériorer.
Sepp Dietrich (troisième en partant de la droite), en 1943 sur le front de l’Est.
Sepp Dietrich (troisième en partant de la droite), en 1943 sur le front de l’Est. Wikimédia
Les attaques de partisans augmentèrent rapidement après le départ des Allemands. Entre novembre 1943 et avril 1945, la région fut plongée dans une quasi-guerre civile qui fit un grand nombre de victimes. Les Allemands déployèrent tout d’abord l’ancienne force de garde-frontière, mais se rendirent rapidement compte que des troupes mieux équipées étaient nécessaires pour lutter contre les partisans. C’est ainsi que des unités de police SS furent engagées pour la première fois en janvier 1944. Ces soldats possédaient de l’expérience en matière d’extermination de civils, de juifs et, dans une moindre mesure, de partisans soviétiques sur le front de l’Est. Le 11 février 1944, la police SS mena une première grande rafle à Megolo (val Toce) contre le capitaine partisan Filippo Beltrami. Tout au long du printemps 1944, plusieurs opérations anti-partisans furent organisées, toujours sur le même modèle: tuer les partisans, rassembler la population sans défense et déporter les civils (en majorité des hommes) vers le Reich. De jeunes civils âgés de 15 ans et plus furent également déportés vers les camps de travail allemands.
Le chef partisan Filippo Beltrami photographié avant 1944.
Le chef partisan Filippo Beltrami photographié avant 1944. Wikimédia
En juin 1944, la spirale de la violence s’accéléra à Ossola avec la libération de Rome et le débarquement des Alliés en Normandie. Au nord d’Intra, dans le val Grande, 200 partisans et civils furent tués entre le 10 et le 22 juin. Les auteurs de ces crimes étaient principalement des policiers SS. Personne ne fut jamais condamné. Les investigations menées par la justice militaire italienne furent très rapidement suspendues après-guerre. Les dossiers d’enquête disparurent dans un meuble baptisé l’«armoire de la honte» après sa découverte. Les intérêts économiques entre l’Italie et l’Allemagne pesaient sans doute trop lourd dans la balance. Les crimes de guerre allemands se poursuivirent au mois d’août. Des villages furent brûlés, des personnes exécutées en représailles, et même des personnes âgées furent déportées vers les camps de travail allemands.

La République d’Ossola

Fondée en septembre 1944, la République d’Ossola permit brièvement à 80 000 personnes et 32 communes de vivre en liberté. Pendant 40 jours, les partisans parvinrent à libérer un territoire s’étendant du Simplon presque jusqu’au lac Majeur, et à former un gouvernement. Un premier acte de démocratie dans l’Italie fasciste. À Druogno (val Vigezzo), 300 fascistes furent emprisonnés, mais aucun ne fut tué. Les jours de cette république étaient néanmoins comptés. Le 10 octobre 1944 marqua le début de la reconquête allemande de la Zona Libera Ossola. Menés sur deux fronts, les combats firent 200 morts et 400 prisonniers déportés vers le Reich en quelques jours du côté des partisans. Renforcés par des fascistes italiens, les Allemands attaquèrent avec acharnement, sans s’arrêter à la frontière suisse. Ainsi, à Bagni di Craveggia, à la frontière avec la vallée d'Onsernone, deux partisans qui se trouvaient déjà en territoire suisse furent blessés mortellement par des fascistes.
Des partisans évadés d'Ossola arrivent à Spruga le 19 octobre 1944.
Des partisans évadés d'Ossola arrivent à Spruga le 19 octobre 1944. Archives Tullio Bernasconi
L’occupant intensifia considérablement la répression après l’effondrement de la République d’Ossola. Les représailles, comme dans le village de Trarego où neuf partisans furent exécutés en février 1945, devinrent chose courante. La plupart de ces actions furent le fait des Brigades Noires, un groupe paramilitaire extrémiste de la République sociale italienne. Personne ne fut épargné: des femmes, des civils et même des prêtres comme Giuseppe Rossi du village isolé de Calasca-Castiglione comptèrent parmi leurs victimes. Les troupes allemandes, en revanche, avaient compris depuis longtemps que la fin était proche et se retranchèrent pour la plupart dans leurs garnisons durant les derniers mois du conflit.
Alessandro Pavolini (au centre), fondateur des Brigades Noires, lors d’une revue des troupes à Milan en 1944.
Alessandro Pavolini (au centre), fondateur des Brigades Noires, lors d’une revue des troupes à Milan en 1944. Wikimédia
Au cours de cette «guerre civile», des crimes furent commis tant par l’occupant que par les partisans à Ossola. Ces derniers ciblèrent par exemple des formations militaires fascistes ou des civils. En juillet 1944, des partisans attaquèrent un train à destination de Domodossola, tuant 17 jeunes hommes qui n’avaient joué aucun rôle dans cette guerre. Les représailles contre les membres des Brigades Noires se multiplièrent en outre vers la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le bilan de ce conflit qui dura près de 20 mois dans la région du val d’Ossola-lac Majeur est tragique: 1200 partisans tués, 300 civils assassinés et au moins 400 personnes déportées. Sur ces dernières, 300 rentrèrent en Italie après-guerre, la plupart dans un piteux état physique et psychique. Dans le camp des fascistes, on dénombre près de 400 morts, dont la majorité furent victimes de règlements de compte vers la fin du conflit. Selon plusieurs documents d’archives, le nombre d’Allemands morts à Ossola est très faible et ne dépasse pas la centaine de soldats. L’Allemagne ne versa jamais de compensation financière. Deux procès furent organisés contre la division Leibstandarte en Allemagne et en Autriche, mais ils se soldèrent par l’acquittement des officiers et des soldats accusés.

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