Inauguration du plus grand centre commercial de Suisse à Spreitenbach (extrait), Antenne, 12.03.1970. Schweizer Fernsehen

Un paradis du shopping ou la porte des enfers?

L’inauguration du premier grand centre commercial à Spreitenbach en 1970 marqua le début d’une nouvelle ère pour le commerce de détail en Suisse.

Fabian Furter

Fabian Furter

Fabian Furter est historien, auteur et commissaire d’exposition indépendant.

En 1975, l’Association suisse des instituteurs publia le panneau scolaire n°167. Celui-ci montre une vue aérienne de la commune de Spreitenbach, dans la vallée de la Limmat. Ou plus précisément de la ville nouvelle de Spreitenbach, «Neu-Spreitenbach», avec son centre commercial entouré d’un immense parking rempli de voitures aux couleurs vives et son imposant quartier de tours d’habitation à l’arrière-plan. Tout ce qui figure sur ce panneau scolaire était l’aboutissement de 20 années d’un développement tumultueux. Ce centre commercial, ces tours d’habitation et ces larges routes incarnaient le progrès. À nul autre endroit en Suisse alémanique ce progrès ne s’était implanté dans le paysage aussi rapidement et méthodiquement qu’à Spreitenbach. Cet ancien village agricole constitue le modèle urbain du boom des décennies d’après-guerre. Cette période s’était brusquement terminée en 1975 sous l’effet de la crise pétrolière et du marasme économique qui s’en était suivi. Au même moment, l’Année européenne du patrimoine architectural proclamée par le Conseil de l’Europe était célébrée en grande pompe. L’occasion de prendre du recul par rapport à la vision euphorique de l’avenir qui était jusque-là de mise et qui ne laissait aucune place à la critique. Neu-Spreitenbach avait donc été retenu pour illustrer le «faux progrès» dans ce panneau scolaire. Comment se fait-il que la commune de Spreitenbach, aux portes de Zurich, avait été choisie pour accueillir le premier grand centre commercial de Suisse, et quel est le rapport entre celui-ci et le développement urbain?
Publié en 1975 par l’Association suisse des instituteurs, le panneau scolaire n°167 illustrait tout ce qu’il ne fallait pas faire en matière de développement urbain.
Publié en 1975 par l’Association suisse des instituteurs, le panneau scolaire n°167 illustrait tout ce qu’il ne fallait pas faire en matière de développement urbain. Musée national suisse

Neu-Spreiten­bach: un modèle de planification

Reprenons les choses depuis le début: c’est en 1955, au milieu d’une prairie verdoyante située à une certaine distance du centre du village de Spreitenbach, que débuta une sorte de course de relais entre des hommes ambitieux aux motivations très différentes. Tout commença avec l’architecte zurichois Mario Della Valle, qui entama la construction d’un immeuble sur la route cantonale entre Zurich et Baden. À cette époque, aucun règlement sur les constructions n’était encore en vigueur à Spreitenbach, et encore moins de plans de zones. On raconte donc que face à des riverains perplexes qui lui demandaient quelle serait la hauteur de son bâtiment, Della Valle aurait répondu qu’il n’en avait encore aucune idée, mais qu’il prévoyait 20 étages. La bataille juridique qui s’ensuivit fut portée jusqu’au Tribunal fédéral. Le gouvernement argovien au complet se rendit sur place pour une inspection, et la construction de ce qui devait être la première tour d’habitation du canton d’Argovie fut retardée de nombreuses années. À la même période, une rumeur se répandit selon laquelle les Chemins de fer fédéraux (CFF) envisageaient de construire une immense gare de triage dans la vallée de la Limmat. Le tracé de la future autoroute fut également défini deux ans plus tard: elle passerait elle aussi par la vallée de la Limmat. Les autorités de Spreitenbach surent reconnaître les signes et firent élaborer un plan directeur pour la construction d’une ville moderne pouvant accueillir 20’000 personnes. Celle-ci devint l’œuvre majeure du jeune urbaniste Klaus Scheifele. Présentée en 1959, sa maquette fit sensation et fut exposé au public. Des spécialistes, mais aussi le conseil communal de Zurich, firent le déplacement jusqu’à Spreitenbach pour y contempler l’audacieuse ville de demain dans laquelle, outre des immeubles d’habitation, on trouvait ce qui allait probablement être le premier centre commercial de Suisse.
Maquette de Neu-Spreitenbach de 1959, élaborée par Klaus Scheifele (1931-2014). Le centre commercial se trouve dans le coin supérieur gauche de l’image.
Maquette de Neu-Spreitenbach de 1959, élaborée par Klaus Scheifele (1931-2014). Le centre commercial se trouve dans le coin supérieur gauche de l’image. Stadtarchiv Baden
Spreitenbach devint un eldorado pour les investisseurs au cours des années suivantes. La maquette de Scheifele promettait une sécurité de planification et des rendements élevés. Della Valle fut suivi par des personnages comme le magnat de l’immobilier Bruno Stefanini de Winterthour, qui firent du plan directeur une réalité à une vitesse fulgurante. Le village agricole vit sa population tripler jusqu’en 1970. De vastes pans de Neu-Spreitenbach étaient déjà sortis de terre lorsque la télévision alémanique consacra un reportage sur l’avancée du chantier en 1967. Par l’intermédiaire de son fonds immobilier Interswiss, Karl Schweri, patron de la chaîne de magasins discount Denner, fit l’acquisition du terrain destiné à accueillir un centre commercial. En 1961, il publia une annonce dans les journaux à la recherche d’un architecte possédant «de l’expérience en Amérique». Il le trouva en la personne du Zurichois Walter Hunziker, qui avait étudié l’architecture et l’urbanisme aux États-Unis. Hunziker avait appris dans son pays d’adoption à concevoir des centres commerciaux rentables. Il présenta ses plans en 1965 après des analyses et des études approfondies. La construction débuta deux ans plus tard.
Visages du logement et de l'urbanisme en 1971: les cités satellites. Temps présent, 25.11.1971 Radio Télévision Suisse
Maquette du centre commercial de Spreitenbach, par Walter Hunziker (1929-2022), 1965.
Maquette du centre commercial de Spreitenbach, par Walter Hunziker (1929-2022), 1965. Ringier Bildarchiv, Staatsarchiv Aargau

Le fruit de l’imagination d’un Européen aux États-Unis

L’année 1954 est généralement considérée comme l’année de naissance des centres commerciaux. Elle marqua l’inauguration du Northland Center, imaginé et planifié par l’architecte viennois Victor Gruen, dans une banlieue cossue de Detroit. Juif politiquement engagé, Gruen (de son vrai nom Grünbaum) avait émigré aux États-Unis après l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie en 1938. Il y élabora de premiers concepts de «shopping town», une ville consacrée au shopping, avant même la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il entendait créer un lieu de rencontre, d’achats et de culture pour les habitants et habitantes de banlieues mornes et anonymes. Des espaces ne poussant pas à la consommation faisaient partie intégrante de son concept. Ainsi, les premiers centres commerciaux qu’il imagina incluaient des zoos de petits animaux, des jardins d’enfants, des parcs de sculptures ou encore des bureaux de poste et des salles de réunion. Se pose alors la question de la définition d’un centre commercial. Les centres commerciaux associent une multitude de commerces, de bars et de restaurants parfois concurrents dans un espace généralement fermé et climatisé. Ce mall (pour reprendre le terme anglais) prend la forme d’une rue commerçante couverte, le plus souvent sur deux étages ou plus. Le marketing et les événements sont assurés par une direction générale du centre. Pour être considéré comme tel, un centre commercial devrait présenter une surface de vente d’au moins 10’000 mètres carrés. La forme originelle du centre commercial selon Gruen prévoyait des locataires principaux à chaque extrémité d’une structure allongée, séparés par des petits commerces. Conformément aux attentes, les consommateurs et consommatrices commencèrent à flâner entre ces grandes enseignes, permettant aux petits magasins d’attirer une clientèle supplémentaire: l’«effet Gruen» était né. Le concept rencontra un succès sans précédent.
«Northland» était le premier centre commercial au monde lors de son inauguration en 1954. Il avait été imaginé et planifié par l’architecte Victor Gruen (1903–1980).
«Northland» était le premier centre commercial au monde lors de son inauguration en 1954. Il avait été imaginé et planifié par l’architecte Victor Gruen (1903–1980). University of Wyoming

Inaugu­ra­tion d’un paradis de la consommation

La réussite de ce projet de centre commercial en rase campagne nécessita d’abord l’émergence d’une société de consommation à la fois mobile et disposant de temps libre. La motorisation de masse et l’évolution des salaires réels au cours des années 1960 permirent également à la Suisse d’atteindre ce niveau. Après la création en 1967/68 à Oerlikon ou Lucerne des premiers petits centres commerciaux de quartier intégrés dans les structures urbaines, le Shoppi de Spreitenbach ouvrit ses portes le 12 mars 1970, fort de 50 commerces de détail, 1550 places de parc et une offre de sept restaurants. Ses responsables s’étaient toutefois souvenus de l’appel de Victor Gruen en faveur d’éléments culturels sans rapport avec la société de consommation. Le Shoppi proposait ainsi à sa clientèle des pistes de bowling, mais aussi une piscine couverte, une galerie d’art et même un lieu de recueillement œcuménique. Son inauguration fut un événement national, et jusqu’à 70’000 personnes arpentaient quotidiennement les allées de ce paradis de la consommation.
Inauguration du plus grand centre commercial de Suisse, Antenne, 12.03.1970. Radio Télévision Suisse
Galerie commerciale du Shoppi Spreitenbach après son inauguration en 1970. Jusqu’à 70’000 personnes arpentaient chaque jour ce paradis de la consommation sur 200 mètres.
Galerie commerciale du Shoppi Spreitenbach après son inauguration en 1970. Jusqu’à 70’000 personnes arpentaient chaque jour ce paradis de la consommation sur 200 mètres. Management Shoppi Tivoli
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Des expositions temporaires (ici une exposition sur les voitures de course en 1972) renforçaient l’attractivité du centre commercial.
Des expositions temporaires (ici une exposition sur les voitures de course en 1972) renforçaient l’attractivité du centre commercial. ETH-Bibliothek
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Galerie commerciale du Shoppi Spreitenbach après son inauguration en 1970. Les fontaines étaient des éléments incontournables des premiers centres commerciaux, y compris à Spreitenbach. Lieux de rencontre à l’ère analogique, elles contribuaient à créer une atmosphère de place de village.
Galerie commerciale du Shoppi Spreitenbach après son inauguration en 1970. Les fontaines étaient des éléments incontournables des premiers centres commerciaux, y compris à Spreitenbach. Lieux de rencontre à l’ère analogique, elles contribuaient à créer une atmosphère de place de village. Ringier Bildarchiv, Staatsarchiv Aargau
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Le centre commercial de Spreitenbach en avril 1970.
Le centre commercial de Spreitenbach en avril 1970. ETH-Bibliothek
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Le centre commercial Tivoli de Spreitenbach ouvrit ses portes en octobre 1974, quatre ans après Shoppi Spreitenbach, en face de ce dernier.
Le centre commercial Tivoli de Spreitenbach ouvrit ses portes en octobre 1974, quatre ans après Shoppi Spreitenbach, en face de ce dernier. ETH-Bibliothek
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Des voix critiques ne tardèrent pas à s’élever malgré, ou plutôt à cause de ce succès commercial: Spreitenbach ne serait pas un paradis, mais la porte d’un futur infernal sacrifié à la frénésie de la consommation et à l’euphorie de la croissance. Le panneau scolaire n°167 marqua le début de ce débat enflammé quant à ce qui constitue un véritable progrès pour la société. Cette polarisation persiste encore de nos jours. Spreitenbach séduit les uns et dérange les autres. Une seule chose est sûre: sa croissance se poursuit sans relâche.
Documentaire de Fabian Furter sur le centre commercial de Spreitenbach, dans la série «Brennpunkt Aarau. Momente der Zeitgeschichte», 2020. Zeitgeschichte Aargau / Fabian Furter

Les univers de consom­ma­tion. Le quotidien sous la loupe

20.12.2024 21.04.2025 / Musée national Zurich
Au marché, dans un grand magasin ou en ligne : nos lieux et habitudes d’achat ont fortement changé au cours des 170 dernières années. Qui plus est, la consommation est elle aussi en constante évolution. Puisant dans la collection de photographies et d’œuvres graphiques du Musée national suisse, l’exposition révèle un univers visuel complexe et varié au cœur de notre quotidien.

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