
150 000 œuvres pour la littérature universelle
Martin Bodmer, intellectuel et bibliophile suisse, a consacré sa vie à la préservation du savoir écrit. Sa vaste collection est aujourd’hui inscrite au registre international Mémoire du monde de l’UNESCO.
Des décennies plus tard, à Cologny, dans le canton de Genève: dans le calme feutré d’un bureau, une aide-bibliothécaire dactylographie les mots et pensées d’un homme aux traits marqués. Depuis près de dix ans, Martin Bodmer remet régulièrement en ordre son testament spirituel dans des fragments de manuscrits qu’il appelle Chorus mysticus, expression latine en hommage à Goethe. Aussi fascinant qu’elliptique, ce texte inachevé ne sera jamais publié et sombrera rapidement dans l’oubli.
Bodmer a en revanche laissé derrière lui une collection de plus de 150 000 documents issus de 80 cultures et couvrant trois millénaires. À peine trois semaines avant de rendre son dernier souffle, Martin Bodmer signa l’acte fondateur de la Bibliotheca Bodmeriana, qui garantissait la pérennité de sa collection. Cet ensemble, qu’il qualifiait de véritable «édifice spirituel», ne se limitait pas à une simple bibliothèque, mais constituait un musée des traces écrites de l’évolution de l’esprit humain. Pour Bodmer, il s’agissait de rendre visible le chemin de l’homme vers lui-même (der Weg des Menschen zu sich selber).

Une obsession captivante
Bodmer s’impose très vite comme un acteur clé de la vie intellectuelle de son époque, notamment en fondant le Prix Gottfried Keller à seulement 22 ans. Ce prix décerné à des auteures et auteurs suisses était à l’époque le plus doté de l’espace germanophone.
Quelques années plus tard, Bodmer entreprend de créer un lieu rendant accessibles l’histoire et la culture de l’humanité et dont les générations futures pourraient se nourrir et s’inspirer: un lieu dédié à la Weltliteratur, ou «littérature universelle». Développé par Goethe au 19e siècle, ce concept défendait une diffusion transnationale des œuvres majeures.
La Weltliteratur désigne d’une part l’évolution des écrits dans le temps et l’espace, et d’autre part la limitation aux œuvres dont la portée transcende les époques et les frontières, autrement dit les œuvres qui mettent à l’honneur la puissance de la pensée humaine et la magie de la langue.

Le savoir pour toutes et tous
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Bodmer s’engage activement pour le Service des secours intellectuels du Comité International de la Croix-Rouge. Ce programme humanitaire fournit des livres aux prisonniers de guerre afin de préserver leur dignité intellectuelle et morale. Sous sa direction, 1,5 million d’ouvrages sont ainsi rassemblés et distribués aux prisonniers des pays en conflit. Cette initiative constitue pour Bodmer un puissant vecteur de réconfort et d’éducation permettant de surmonter les horreurs de la guerre.

Au service du bien commun ou obsédé par les livres?
Odile Bongard, secrétaire personnelle de Bodmer pendant trente ans, évoque un homme «solitaire, soucieux de l’ordre et de la simplicité, mais avant tout de la qualité». Chaque jour était rythmé par des rituels: il passait du temps auprès de ses collections, prenait des notes, puis se retirait dans le calme de sa demeure.

L’héritage du bibliophile
Martin Bodmer s’est éteint en 1971 à Genève. Sur sa pierre tombale, on peut lire: «Ce que tu auras fait de ta vie se verra au moment où tu perdras la vie.»