
Mort d’une enfant et concept d’amour maternel
En octobre 1878, le cas d’Henriette Ruchat-Berger, qui assassina sa fille de dix ans à Fribourg, bouleversa la Suisse.
Quelques semaines plus tard, Marguerite Berger rendit visite à sa sœur Henriette à Corcelles-près-Payerne (VD). Cette dernière venait de se marier mais ce n’était toutefois pas l’unique raison de cette visite. Marguerite s’inquiétait pour sa nièce Selina, qui avait disparu. D’après sa mère, la petite fille vivait désormais avec la famille Schäffer à Leipzig, où Henriette avait travaillé comme domestique pendant neuf ans. Cependant, les Schäffer affirmaient que non, et Marguerite craignait que sa sœur n’ait mis sa fille en pension dans un endroit aussi bon marché que possible. À l’évocation de Selina, Henriette ne put que lui livrer de nouvelles excuses invraisemblables. Marguerite chercha donc conseil auprès de sa tante, qui vivait elle aussi à Corcelles. Celle-ci lui apprit la découverte d’une fillette à Fribourg. À la vue de la photo prise par la police, les pires craintes de Marguerite se confirmèrent: la jeune fille décédée était Selina.
Tuée par sa mère
À l’automne 1876, après le décès prématuré de Gertrud, morte dans ses bras, et le suicide par pendaison de sa mère Madame Schäffer, Henriette rentra en Suisse avec Selina. Elle s’installa chez son frère Leonard et son épouse Anna à Berne. «En souvenir» de la fillette décédée, Henriette commença à appeler sa fille Selina Gertrud. C’est aussi le nom qu’elle utilisa pour signer la fausse lettre d’adieu.
L’accusée présenta ses agissements comme des mesures éducatives nécessaires, au motif que Selina faisait régulièrement preuve de «fourberie» et avait même déjà commis un vol. «J’ai tout fait pour ma fille, je vivais et je travaillais pour elle», martela-t-elle. Toutefois, celle-ci la «haïssait», en particulier depuis leur déménagement à Berne. Selina quittait systématiquement la pièce lorsqu’elle y entrait. De toute façon, Selina avait toujours préféré sa tante Marguerite. Lorsque son frère Leonard finit par lui reprocher de n’avoir jamais aimé sa fille, Henriette objecta, hors d’elle: «J’ai été une mère pitoyable, puisque je l’ai tuée. Mais ne dis pas que je n’aimais pas mon enfant!»
La relation mère-enfant
De ces positions sociales émergèrent rapidement de supposés traits de caractère. Tandis que l’on parlait auparavant d’«amour parental», après 1760 apparut la doctrine de l’amour maternel exclusif, de l’amour spontané de toute mère pour son enfant, de l’«instinct maternel». Pestalozzi le décrivait en ces termes: «La mère est habilitée, et précisément habilitée par son Créateur lui-même, à devenir la force motrice principale dans le développement de l’enfant. Le désir le plus ardent de son bien-être est déjà implanté dans son cœur.» L’amour maternel était selon lui «la force la plus audacieuse de l’ensemble de l’ordre naturel.»
Se révélait ici un paradoxe: l’amour maternel était un instinct, mais l’un de ceux que l’on devait encore et toujours exiger. Bien que l’accomplissement joyeux du devoir maternel fût ancré dans la nature des femmes, un certain nombre d’entre elles ne remplissaient pas ces exigences. La solution à ce dilemme était la suivante: une telle mère, qui manquait d’amour pour son enfant «était hors de l’humanité, car elle avait perdu ce qui était censé la caractériser en tant que femme. Mi-monstre, mi-criminelle, une telle femme était ce que l’on pourrait appeler une erreur de la nature».
Henriette Ruchat-Berger fut condamnée à la perpétuité. On ne sut jamais clairement ce qui l’avait poussée à tuer sa fille. Son nouveau mari Jules Ruchat, qui pleura durant toute l’audition au procès, assura qu’il aurait volontiers accueilli la fille d’Henriette chez lui, mais que cette dernière lui avait affirmé que Selina était sa nièce. En outre, le couple avait visiblement l’intention de fonder une famille: en août 1879, Henriette donna naissance en prison au fils de Jules Ruchat, Jules junior.


