L’affaire Flükiger

La mort de l’aspirant officier Rudolf Flükiger demeure aujourd’hui encore nimbée de mystère. Le Bernois a-t-il croisé involontairement le chemin de séparatistes jurassiens? A-t-il été tué par des contrebandiers? Ou a-t-il été victime des terroristes de la Fraction armée rouge (RAF)? Ce sont trois hypothèses possibles.

Hervé de Weck

Hervé de Weck

Hervé de Weck est un historien spécialisé dans les questions militaires et a été rédacteur en chef de la Revue Militaire Suisse de 1991 à 2006.

Dans la nuit du 16 au 17 septembre 1979, l’élève-officier cycliste Rudolf Flükiger disparaît lors d’une course d’orientation de nuit sur la place d’armes de Bure. Ses restes ne seront découverts qu’un mois plus tard, près de Grandvillars en France.

Un suicide à la grenade – conclusion de l’instruction en Suisse – paraît invraisemblable. D’abord parce que Rudolf Flükiger apparaît comme un solide gaillard, bien dans sa peau, ensuite parce que, depuis 1943, il n’y a eu que trois ou quatre suicides en service avec une grenade à main. C’est le pistolet d’ordonnance qui est le plus souvent utilisé. En explosant, une Grenade à main 43 laisse des fragments portant un numéro qui permet de savoir quelle troupe en a reçu un lot. Sur les lieux, on n’aurait – semble-t-il – pas retrouvé le moindre numéro.

Les trois hypothèses expliquant la mort de Rudolf Flükiger

Seule la partie inférieure du corps est retrouvée avec des éclats de grenade mais sans traces du métal du pistolet et du cuir du holster. La moitié de la plaque d'identité militaire se trouve à côté des restes. L’explosion peut-elle avoir cassé la plaquette? Le manche de la grenade est là mais on n’a pas retrouvé – c’est plus troublant – le pistolet, la boussole, la lampe de poche, le couvercle de la grenade et sa perle de mise à feu de la grenade. L’arme n’a pas été volatilisée par l’explosion, elle a bel et bien disparu, sous réserve d’un vol, voire d’une perte par l’aspirant. Elle a un numéro noté dans le livret de service de l'aspirant. Ce numéro ne semble pas avoir fait l'objet d'une publication, une mesure qui aurait pu ouvrir une nouvelle piste, celle d'un crime.

Hypothèse N° 1
Une rencontre avec des contrebandiers ou des trafiquants de drogue, surpris par un homme en salopettes bleues, qui court, lampe de poche à la main, pistolet au côté. Ils le prennent pour un garde-frontière ou un policier, lui tirent dessus ou lui assènent des coups mortels. Pour brouiller les pistes, son corps est transporté en France. Une grenade à main, volée dans un dépôt suisse, élimine des indices compromettants.

Hypothèse N° 2
L'aspirant Flükiger est le témoin involontaire d'un transfert par des membres de la Rote Armeefraktion de Hans Martin Schleyer, mort ou vif, dans le périmètre de la place d’armes de Bure.

Hypothèse N° 3
Une lettre anonyme, adressée le 15 octobre 1977 à la rédaction du journal L’Impartial de la Chaux-de-Fonds, suggère une piste que les enquêteurs considèrent d’emblée comme une machination pro-bernoise (l’affaire a été effectivement instrumentalisée). Un soi-disant membre du Groupe Bélier, désireux de soulager sa conscience, se confesse. L’enlèvement de Rudolf Flükiger aurait dû permettre de déposer, face aux caméras de la télévision, «un Fritz [Suisse alémanique] à poil» devant le Palais fédéral. L'aspirant, bloqué dans son effort, bâillonné et fourré dans un coffre de voiture, s’est étouffé en vomissant. Un suicide à la grenade a été mis en scène pour faire disparaître des indices permettant de découvrir les circonstances du décès. Contrairement aux articles de l'époque, l’auteur orthographie correctement le nom de Flükiger. Cette lettre soulève des questions:

- Est-il vrai que des chiens ont suivi une trace jusqu’à une ferme en périphérie de la place d'armes de Bure? L’ont-ils alors perdue?

- Des témoins ont-ils constaté des mouvements suspects dans le secteur?

- A-t-on identifié la machine à écrire avec laquelle la lettre anonyme a été dactylographiée?

- A-t-on identifié les auteurs de la lettre au conseiller fédéral Gnaegi et des rapports signés «Groupe action vérité affaire Flükiger»?

- A-t-on enquêté sur la réunion, dans la nuit du 16 au 17 septembre 1977, de militants séparatistes au restaurant de Grandfontaine tenu par Alfred Amez, qui se vantera d'en savoir long sur l’affaire Flükiger, et qui mourra mystérieusement France, 187 jours plus tard?

Rudolf Flükiger pendant son service militaire.

16.-17.09.1977

L’aspirant Flükiger disparaît lors d’une course d’orientation de nuit sur la place d’armes de Bure

19.-21.09.1977

Cinq appels téléphoniques anonymes à la famille de Rudolf Flükiger

13.10.1977

Les restes de l’aspirant sont découverts à Grandvillars en France, 12 kilomètres à vol d’oiseau de la place d’armes

La place d’armes de Bure est le dernier lieu où l’on a vu Rudolf Flükiger.

Selon Spectator, un Jurassien connu du rédacteur, un procès-verbal de la séance de Grandfontaine mentionnerait les membres présents. «Le choucas multicolore» arriverait plus tard dans la soirée, avec une somme d'argent provenant d'une récente transaction. Le procès-verbal n’en dirait pas plus. Un scénario possible mais qui ne repose sur aucune preuve: Flukiger fait sa course aux points, il tombe par inadvertance sur la transaction et est éliminé par une arme qui n'est pas la sienne. Le corps est embarqué pour ne pas attirer l'attention sur la réunion de Grandfontaine. Une grenade à main, volée, sert à camoufler le crime en suicide. Le pistolet serait conservé: c’est une arme inconnue des services de police.

Quel a été le travail de la justice militaire, compétente puisqu’il s’agit de l’assassinat d’un militaire en service? Celui de la police fédérale, compétente lors d’un délit à l’explosif? Les magistrats en Ajoie ont-ils eu les moyens, la possibilité de pousser à fond leur instruction et d’en donner toutes les conclusions?

On se trouve à la veille du vote des cantons et du peuple suisse concernant l’entrée en souveraineté de la République et Canton du Jura. Les autorités cantonales bernoises ont fait leur deuil de cette partie de leur territoire. La police, le pouvoir judiciaire n’y font plus preuve d’un grand dynamisme, particulièrement lorsqu’il s’agit de cas en relation avec la Question jurassienne. Les leaders de la Constituante jurassienne n’ont pas avantage à voir le Groupe Bélier accusé d’un crime. Le conseiller fédéral Kurt Furgler, qui s’est beaucoup investi dans la Question jurassienne, ne veut pas voir son action mise en péril. Il convoque le rédacteur en chef du Bund, lui demandant de ne pas trop en faire dans l’affaire Flükiger. Le caporal Rodolphe Heusler a-t-il payé de sa vie d’éventuelles investigations à propos de cette affaire?

Le décès de l’aspirant Flükiger comprend des zones d’ombre. N’oublions pas les indicibles Ce pseudonyme pourrait désigner un habitant de la Haute-Ajoie, capitaine à l’Armée qui a été relevé de son commandement pour vol de Grenades à main 43. La Police fédérale en découvrira en 1993 dans la cave de l’animateur du Groupe Bélier, résidant à Sonceboz.

«L'affaire Flükiger», un documentaire suivi d’un débat diffusé sur la chaîne RTS le 1er décembre 2010.

A lire demain: des terroristes allemands en Ajoie.

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