À partir de 1850, on disposa de moins de temps pour manger. Cela se refléta aussi dans l’industrie alimentaire en rapide mutation.
À partir de 1850, on disposa de moins de temps pour manger. Cela se refléta aussi dans l’industrie alimentaire en rapide mutation. Musée national suisse

Les repas ouvriers

L’industrialisation connut son premier temps fort en Suisse entre 1850 et 1900. Ce bouleversement modifia également la production de denrées et les habitudes alimentaires de la population.

Dominik Landwehr

Dominik Landwehr

Dominik Landwehr est un scientifique de la culture et des médias et vit à Zurich.

Dans le roman La Fromagerie de Fefreude de Jeremias Gotthelf, paru en 1850, les paysans d’une commune fictive de l’Emmental décident de rattraper l’avance des villages environnants en bâtissant une grande fromagerie avec l’argent destiné initialement à la construction d’une école. Dès lors, le lait n’est plus consommé en tant que boisson, mais transformé en fromage. Et comme la quantité de lait n’est pas suffisante, ils le diluent avec de l’eau. La supercherie est bien entendu découverte et entraîne d’autres péripéties. Ce classique de la littérature suisse connu à nouveau un grand succès en 1958 grâce à son adaptation cinématographique par le réalisateur Franz Schnyder.
Bande-annonce du film de 1958 (en allemand). YouTube
L’histoire retrace plusieurs évolutions importantes de la production alimentaire au XIXe siècle: le remplacement des fromageries de montagne par les fromageries de plaine, l’importance croissante des exportations de fromage pour l’économie suisse et les problèmes de qualité. Le fromage d’Emmental devint l’un des principaux produits d’exportation de la Suisse dans le dernier quart du XIXe siècle. Les problèmes de qualité dans l’industrie alimentaire ne furent toutefois traités qu’en 1906 grâce à l’adoption d’une loi fédérale sur les denrées alimentaires. L’industrialisation prit de l’ampleur en Suisse à partir de 1850, avec l’afflux massif d’ouvriers industriels dans les villes et les centres urbains. Le quotidien de ces derniers s’en trouva aussi modifié, notamment au niveau de l’alimentation. Alors que dans une culture rurale, on consacrait beaucoup de temps à la préparation des repas, ce n’était plus le cas à l’aube de l’ère industrielle. Les ateliers industriels employaient non seulement des hommes et des femmes, mais aussi leurs enfants. Ainsi, plus personne n’avait le temps de cuisiner.
L’industrialisation modifia également les habitudes alimentaires de la société. Vue d’une fabrique de tissus à Neu-Pfungen.
L’industrialisation modifia également les habitudes alimentaires de la société. Vue d’une fabrique de tissus à Neu-Pfungen. Musée national suisse
Ce développement de l’industrie fut précédé de plusieurs bouleversements dans l’agriculture, tels que le passage de l’assolement triennal à l’assolement continu. L’introduction de la stabulation toute l’année permit de produire du fumier et du purin pour la fabrication d’engrais. La mécanisation à partir de la fin du XIXe siècle augmenta de manière significative la productivité. Deux autres évolutions rendirent possible et favorisèrent la mutation industrielle: l’introduction de la pomme de terre au XVIIIe siècle et l’avènement du commerce international. Ce dernier fit entrer, par exemple, le café et le sucre industriel dans le pays.
Récolte de pommes de terre à Rheinau, vers 1910.
Récolte de pommes de terre à Rheinau, vers 1910. Musée national suisse
Vers 1870, une véritable industrie agroalimentaire vit le jour et permit aux entreprises suisses de se faire rapidement un nom sur la scène internationale. Le lait condensé fut l’un des premiers produits à être fabriqué industriellement. Les deux principaux producteurs étaient l’Anglo-Swiss Condensed Milk Co et Nestlé, qui fusionnèrent en 1905. En 1865, l’entreprise Wander à Berne se fit connaître avec un produit à base d’extrait de malt qui deviendra plus tard l’Ovomaltine. En 1868, les frères Wallrad Ottmar et Philipp Emil Bernhard, venus d’Allemagne, se lancèrent dans la production de conserves et devinrent rapidement des fournisseurs de l’armée suisse. Leur entreprise donna ensuite naissance à la marque Roco. L’histoire de Julius Maggi est également intéressante: meunier à l’origine, il fut ruiné par les importations de céréales bon marché et commença, dans cette situation de crise, à fabriquer des soupes en poudre et un condiment qui allait bientôt s’établir comme la marque Maggi.
Ouvrières de l’entreprise Maggi à Kempthal en train de préparer des choux-fleurs pour des soupes prêtes à l’emploi, vers 1910.
Ouvrières de l’entreprise Maggi à Kempthal en train de préparer des choux-fleurs pour des soupes prêtes à l’emploi, vers 1910. Archives historiques Nestlé
Le produit d’exportation le plus populaire de la Suisse, après le fromage, était le chocolat: arrivé très tôt en Suisse, le cacao fut transformé et affiné dès le XVIIIe siècle, notamment au Tessin. Les plus anciennes fabriques de chocolat virent le jour au début du XIXe siècle en Suisse romande: Cailler en 1819 à Vevey, Suchard en 1826 à Serrières, Favarger en 1826 à Lausanne.  Le mythe du chocolat suisse repose sur trois inventions: la machine permettant de mélanger le sucre et le cacao en poudre mise au point par Philippe Suchard en 1826, le mélange du lait et du chocolat en 1875 par Daniel Peter donnant naissance au chocolat au lait et enfin, l’affinage déterminant du chocolat grâce au procédé de conchage mis au point en 1879 par Rudolf Lindt à Berne. Au XIXe siècle, le chocolat était un produit d’exportation. Il ne perça dans le pays que lorsque l’armée suisse l’intégra dans ses denrées alimentaires pendant la Première Guerre mondiale, suivie plus tard par d’autres pays européens.
Boîte de chocolat «Gala Peter» ornée d’une publicité pour l’inventeur du chocolat au lait.
Boîte de chocolat «Gala Peter» ornée d’une publicité pour l’inventeur du chocolat au lait. Musée national suisse
Les pâtes jouissaient d’une popularité croissante auprès des ouvriers de l’industrie: elles étaient bon marché et rapides à préparer. Ainsi, des usines de pâtes virent le jour un peu partout, même dans des localités très rapprochées, comme la fabrique Hotz à Wila et la fabrique des frères Weilenmann à Rikon distantes de quelques kilomètres seulement. L’avènement du chemin de fer entraîna une concentration dès la fin du XIXe siècle et les frères Weilenmann ne produisirent dès lors plus qu’à Winterthour, qui était mieux située. Leur entreprise donnera naissance à la marque de pâtes Bschüssig.

La bière, un produit de luxe

La consommation de bière, boisson de luxe, explosa également dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Jusqu’alors, le vin et le cidre étaient les boissons alcoolisées dominantes. La bière était principalement consommée dans les auberges, la bière en bouteille étant restée longtemps un produit de luxe. Si l’on comptait déjà 150 brasseries en 1850, on en dénombrait 530 en 1885. Deux évolutions étaient à l’origine de cette hausse: la découverte de Louis Pasteur qui permettait de produire des bières de longue conservation et l’invention de machines frigorifiques qui résolut le problème de la réfrigération et du transport compliqué de la glace, qu’il fallait souvent extraire des montagnes et acheminer vers les brasseries en voitures hippomobiles. Les réfrigérateurs ne firent leur entrée dans les foyers qu’après la Seconde Guerre mondiale. Enfin, le chemin de fer, qui se développait rapidement, contribua à la distribution de la boisson tant convoitée.
La bière de Winterthour est chargée puis transportée à Zurich. Photo de 1887.
La bière de Winterthour est chargée puis transportée à Zurich. Photo de 1887.     Wikimedia / Familienarchiv Schoellhorn Winterthur
En hiver, la glace provenant du lac du Klöntal était transportée à Winterthour afin de refroidir la bière pendant la saison chaude. La photo a été prise en 1876.
En hiver, la glace provenant du lac du Klöntal était transportée à Winterthour afin de refroidir la bière pendant la saison chaude. La photo a été prise en 1876. Wikimedia / Familienarchiv Schoellhorn Winterthur
Les entreprises commerciales furent les premières à profiter du succès de la nouvelle industrie alimentaire – jusqu’à la fin du XIXe siècle, les produits en conserve étaient coûteux. Or l’alimentation était le premier poste dans le budget des familles ouvrières, représentant 62 % des dépenses: la majeure partie des ressources était consacrée à l’achat de pain et de café, ou de produits de substitution du café comme la chicorée. La viande, le lait et les pommes de terre jouaient également un rôle important. Le développement de soupes en poudre bon marché était aussi un projet de réforme sociale: l’eau-de-vie constituait un aliment de base. Dans les années 1930, les ouvriers de Winterthour faisaient un arrêt rapide à l’auberge tôt le matin pour y boire un schnaps pour 20 centimes. Si l’industrie alimentaire a connu de grands changements depuis ses débuts, elle est parvenue, contrairement à l’industrie des machines et du textile, par exemple, à s’imposer dans de nombreux domaines au niveau mondial, notamment dans le domaine du chocolat. Le fromage est également resté un produit d’exportation important. Le fait que la Suisse compte parmi les plus grands exportateurs de café au monde est une autre histoire et s’explique, entre autres, par le succès du système Nespresso de Nestlé.

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