Dans ses livres illustrés, Leupin utilise, outre un réalisme teinté de magie, un second style caractérisé par un trait de crayon plus ample. Herbert Leupin, La Belle au bois dormant, 1948. Tempera sur papier. Institut suisse Jeunesse et Médias, ISJM, Zurich

Les héros de l’enfance

La Suisse jouit d’une longue tradition en matière de livres d’images. Outre Pitschi et Ursli, d’innombrables héros de papier ont enthousiasmé des générations de jeunes lecteurs.

Alexander Rechsteiner

Alexander Rechsteiner

Après avoir suivi des études d’anglais et de sciences politiques, Alexander Rechsteiner travaille aujourd’hui au sein du département Communication du Musée national suisse.

Joggeli, le valet, a été chargé de cueillir des poires. Mais plutôt que de travailler, il préfère s’allonger à l’ombre de l’arbre. Son maître lui envoie alors son chien, mais l’animal n’a pas envie de mordre l’enfant. Bâton, feu, eau, veau et même boucher : rien ni personne ne parvient à convaincre Joggeli de remplir sa mission. Ce n’est que lorsque le maître décide de mettre lui-même la main à la pâte que les poires tombent. En 1908, Lisa Wenger érige cette histoire en apparence un peu absurde en un livre d’images inimitable. Dès lors, Joggeli söll ga Birli schüttle appartient au patrimoine culturel suisse : des générations d’enfants s’enthousiasment depuis plus d’un siècle pour les réactions en chaîne que provoquent les héros de cette aventure qui se lit comme on regarde un théâtre de marionnettes.

Dans la première édition du Joggeli de Lisa Wenger, l’histoire mettait en scène un bourreau, qui a disparu dans les versions suivantes. Lisa Wenger, Joggeli söll ga Birli schüttle, A. Francke Verlag, Berne, 1908. Bibliothèque nationale suisse, Berne

Un début fleuri

Lorsque le Joggeli de Lisa Wenger paraît, la production de livres d’images est encore quasi inexistante en Suisse. Avant 1900, les ménages helvétiques – de surcroît peu nombreux – doivent se contenter des aventures de Struwwlpeter ou de Max & Moritz, des créations venues d’ Allemagne. Avec l’Art Nouveau, l’on assiste à la publication des premiers livres illustrés tels que nous les connaissons aujourd’ hui. Le Bernois Ernst Kreidolf compte parmi les pionniers de cet art nouveau. Blumen-Märchen, son premier ouvrage paru en 1898, fixe de nouveaux standards en matière de littérature illustrée dans l’espace germanophone. Les héros de ces histoires inspirées des contes, des mythes et des légendes sont des fleurs, des herbes, des buissons, mais aussi des sauterelles, des coccinelles et des papillons anthropomorphisés qui, à y regarder de plus près, portent un regard critique, ou en tout cas interrogateur, sur les choses. Ainsi, Monsieur Schlüsselblum et son épouse Enziane Himmelblau se promènent-ils au milieu d’une forêt de fleurs enchanteresse suivis par Margarete – la bonne – et les enfants. Le poème retranscrit sous l’image trouble toutefois cette scène idyllique car il se termine sur une note plutôt triste :

« Lorsque l’automne sera venu, feuilles et fleurs auront disparu. Monsieur et Madame seront décédés. Quelle pitié ! ».

Le Blumen-Märchen sera suivi par d’autres livres d’images, que Kreidolf publiera d’abord en Allemagne, puis, après son retour à Berne en 1917, en Suisse. Durant les turbulentes années de l’entre-deux-guerres agitées par les crises, ce sont les services publicitaires des marques

Illustration d’Ernst Kreidolf, « Blumen-Märchen ». Éditions NordSüd, Zurich.

Héros de la pub

Durant les turbulentes années de l’entre-deux-guerres agitées par les crises, ce sont les services publicitaires des marques telles que Maggi et Nestlé qui fournissent aux enfants matière à se divertir en leur proposant des vignettes autocollantes et des points à collectionner. Plus tard, les mascottes créées deviendront des personnages de livres, à commencer par Globi, l’un des héros de la littérature enfantine les plus célèbres et les plus aimés de Suisse. Après la Deuxième Guerre mondiale, une vague de scepticisme à l’encontre des oeuvres allemandes envahit la Suisse alémanique, ce dont les éditeurs helvétiques vont profiter. Le mouvement politico- culturel dit de la « défense spirituelle » chante le monde sacré de l’enfance innocente. Dans leurs livres, Felix Hoffmann, Alois Carigiet et Hans Fischer – les trois illustrateurs suisses les plus renommés – réussissent à présenter au monde entier l’image d’une Suisse fidèle à ses traditions.

Robert Lips et Jakob Stäheli « Globis toller Tag », 1960. ISJM, © Globi Verlag Imprint Orell Füssli Verlag

Hans Fischer, « Pitschi », 1948. Éditions NordSüd, Zurich.

Graphiste publicitaire tout comme Alois Carigiet et Hans Fischer, Herbert Leupin illustre de 1944 à 1949 neuf livres de contes pour les éditions Globi, dont Jean le Chanceux (Hans im Glück), Hänsel et Gretel et La Belle au bois dormant. Les dessins de Leupin introduisent un style de narration original, qui va s’affiner au fil de la parution de nouveaux contes. Son art que l’on qualifie de réalisme magique se caractérise par le réalisme et la précision des détails, qui parviennent à créer un rayonnement mystique, ou, justement, magique, comme dans Le Vaillant petit tailleur (das Tapfere Schneiderlein), qui date de 1944. Dans La Belle au bois dormant (1948), il se tourne cependant vers un style privilégiant les aplats de couleurs lumineuses et les personnages aux contours plus durs.

Illustration de Herbert Leupin, « Das tapfere Schneiderlein ». Éditions NordSüd, Zurich.

Hans-Ulrich Steger, « Reise nach Tripiti », 1967. Éditions Diogenes, Zurich.

Les bouleversements sociaux de la fin des années 1960 trouvent également un écho dans les livres d’images, comme en témoigne notamment le Reise nach Tripiti, dans lequel Hans- Ulrich Steger raconte les aventures de l’ours en peluche Theodor. Caricaturiste et artiste de l’objet, Steger y met en scène ses propres souvenirs et expériences. D’ailleurs, Theodor est son propre ours en peluche et d’autres personnages du livre s’inspirent du réel. Ce qui est nouveau, c’est qu’après avoir parcouru le monde, ses héros ne rentrent pas chez eux à la fin de l’histoire mais trouvent un nouveau foyer dans les pays lointains dont ils rêvaient.

Aujourd’hui comme hier, la créativité des illustrateurs ne connaît pas de limite. Même si ceux-ci peuvent aborder des questions sociétales et politiques importantes, la nature en tant qu’espace de liberté emblématique de l’enfance reste cependant un sujet et un motif fondamentaux de ce genre littéraire, comme elle l’était déjà il y a un siècle dans l’oeuvre d’Ernst Kreidolf.

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