Cabines téléphoniques: l’adieu à un témoin emblématique de la téléphonie fixe
Depuis 2018, Swisscom n’est plus tenue d’exploiter un poste téléphonique public dans chaque commune. Conséquence: la majeure partie des cabines téléphoniques sont supprimées. Ces petits objets du mobilier urbain disparaissent de notre quotidien, remplacés par nos smartphones. Il est l’heure d’ouvrir l’album de souvenirs.
En 2016, le Conseil fédéral redéfinit le service universel à assurer dans le domaine des télécommunications. Mais un point passe à la trappe: l’ordonnance promulguée ne comporte plus de disposition prescrivant la présence d’un poste téléphonique public (publiphone) dans chaque commune. En d’autres termes, à partir de 2018, Swisscom n’est plus tenue d’exploiter des cabines téléphoniques sur l’ensemble du territoire. Pour ces dernières, le temps est de toute façon compté, condamnées par l’avènement de la téléphonie mobile. D’après Swisscom, le nombre d’appels depuis un publiphone a chuté de 95% entre 2004 et 2016. Plus de 90% des cabines téléphoniques sont déficitaires. Le chiffre d’affaires important enregistré par la cabine la plus utilisée est imputable à des «discussions pour adultes». Pour la cabine téléphonique, le glas a donc sonné: elle disparaîtra de l’espace public au cours de ces prochaines années. Appels d’enfants en camp scolaire, cigarettes fumées en cachette, serments d’amour ou blagues de potache... que de souvenirs dans ces édicules, qui sont désormais démontés. Une bonne raison de dresser le portrait de ces cabines, tellement indissociables de l’idée de téléphone dans l’esprit de tous.
Entre 1880 et la Première Guerre mondiale, différents réseaux téléphoniques existant en Suisse finissent par former un réseau national, toujours plus dense. Les services officiels, les hôtels, les commerces ou les avocats disposent d’un raccordement privé. Au début, ce service est encore bien trop cher pour les particuliers, les stations téléphoniques publiques restant pour beaucoup le seul moyen d’utiliser un téléphone hors de chez eux. Dans les offices de poste ou les bureaux municipaux, mais aussi dans les gares, aux arrêts de tram, dans les négoces de cigares, les pharmacies ou les restaurants, il est possible, moyennant paiement, d’utiliser un téléphone installé dans une cabine en bois. L’offre n’est cependant guère étendue: en 1890, on recense en Suisse 67 stations téléphoniques publiques, contre tout de même 351 en 1910. Dans un premier temps, l’administration fédérale des télégraphes et téléphones ne met guère d’empressement à étendre le nombre de stations téléphoniques publiques, notamment pour ne pas concurrencer le réseau télégraphique mis en place à peine quelques décennies auparavant.
L’année 1904 voit l’installation en Suisse des premiers téléphones à encaissement automatique (les stations à prépaiement), ceux-ci pouvant être directement «alimentés» en pièces de monnaie. Les communications, pour l’essentiel locales, sont établies par la «demoiselle du téléphone». C’est elle qui réceptionne l’appel au central pour ensuite établir la communication souhaitée en utilisant un standard téléphonique. Avec ces appareils dans lesquels l’usager met directement des pièces, il n’est plus nécessaire de disposer sur place d’une personne pour contrôler la durée de la conversation et encaisser le montant correspondant.
C’est l’automatisation de la téléphonie et l’introduction entre 1928 et 1933 des stations à prépaiement à cadran qui permettront la véritable percée de la cabine téléphonique individuelle. Il est désormais possible de passer des appels locaux mais aussi interurbains en Suisse en composant soi-même le numéro. Il faut cependant faire court, puisque la durée de la communication est limitée à trois minutes. Au début, il était impossible de remettre des pièces. La station à prépaiement se trouve alors à l’intérieur d’une colonne publicitaire. L’inscription «TELEPHON» apparaît en lettres blanches sur fond rouge juste sous le débord de toit. Les premiers types de cabines ont tous en commun une silhouette particulièrement allongée. À bien les regarder, on se rend compte qu’il s’agit en fait de colonnes Morris classiques avec une fonction supplémentaire. Les petites structures se distinguent d’une ville à l’autre pour ce qui est des détails. Ainsi, les colonnes publicitaires de Berne en béton armé abritant une cabine téléphonique datent d’un projet de 1929 réalisé par le bureau d’architectes bernois Rybi & Salchli.
Depuis le tournant du siècle dernier, les colonnes Morris façonnent l’image des rues, boulevards et places des villes suisses. Il y a fort à parier qu’à époque, beaucoup de gens n’avaient pas particulièrement remarqué la présence d’une cabine téléphonique à l’intérieur de certaines d’entre elles. À partir du milieu des années 1930, les cabines se font plus visibles, le type alors installé par les PTT étant très largement standardisé. La construction de fer et de verre montée sur un socle en béton – réalisée en ossature et avec toit plat – signalise pour la première fois la présence du téléphone sur la voie publique tout en en faisant la publicité par la même occasion. La cabine téléphonique est alors elle-même l’objet de l’attention, et non plus les innombrables affiches publicitaires. Le design de ces cabines reste très sobre, dans l’esprit du Neues Bauen et du fonctionnalisme. Malheureusement, il n’est plus possible aujourd’hui de savoir qui en est le créateur. L’espace intérieur est clair, spacieux et bien aéré. Le verre dépoli protège l’usager des regards extérieurs.
À partir de 1939, il est aussi possible de mener de longues discussions depuis une cabine et en 1959, l’automatisation des centraux téléphoniques est terminée sur l’ensemble du territoire. Pour l’usager, c’est la fin du passage par une «demoiselle du téléphone». Les conversations deviennent alors plus longues, plus personnelles et plus informelles. Leur durée n’étant plus limitée, comme c’était le cas avec le système précédent, elles ne sont plus réduites au strict nécessaire. Finie aussi la peur qu’une opératrice curieuse se permette d’écouter les propos échangés, même si vers 1890 déjà des lois et des ordonnances relatives aux télécommunications prescrivaient le secret des conversations et qu’en 1931 dans le magazine «Bulletin technique PTT» une opératrice promettait d’être douce comme une colombe, maligne comme un serpent et muette comme une tombe.
Lors de la Seconde Guerre mondiale, le téléphone gagne beaucoup en popularité en Suisse. Il permet aux soldats en service actif et à leurs proches de rester en contact et à beaucoup de découvrir cet outil de communication pour la première fois. Dans ce contexte difficile, le téléphone, auparavant vu comme un moyen d’échanger des banalités et des propos futiles, se défait de sa mauvaise image. Après 1945, téléphoner devient une activité courante, accessible à une large frange de la population du fait de la baisse des coûts facturés. La démocratisation du téléphone transparaît également dans les cabines. Durant l’après-guerre, les PTT installent plusieurs milliers de cabines téléphoniques sur tout le territoire, misant sur un modèle qui vraisemblablement a été conçu pendant la guerre. Son dessinateur reste là aussi inconnu. La cabine standard en verre et en fer avec toiture aplatie sera un élément emblématique du paysage de la voie publique jusque dans les années 1970. Au début, ce sont des serruriers locaux qui sont mandatés pour construire les cabines. Après 1960, six entreprises de serrurerie sélectionnées par les PTT et réparties sur tout le territoire les fabriqueront en série. L’intérieur est sobre; la priorité est donnée à la fiabilité: l’appareil dispose d’un chauffage électrique intégré garantissant son bon fonctionnement même en hiver. Une carte des tarifs et un mode d’emploi sont accrochés au-dessus du téléphone. Un genre de pupitre massif abrite les annuaires téléphoniques, empêchant leur vol.
À partir de 1976, les PTT remplacent progressivement les cabines téléphoniques en fer et en verre par des constructions en aluminium. Le design est très largement repris de celui des anciens modèles, la silhouette est néanmoins un peu moins effilée. L’aluminium étant assez résistant à la rouille, son utilisation permet de réduire les frais d’entretien et de réparation. De plus, la construction peut être montée directement sur place grâce à un système modulaire simple, ce qui soulage le dos et la musculature des monteurs PTT. En outre, les cabines en aluminium font elles aussi office de supports publicitaires. Les douilles filetées préfabriquées destinées aux cadres des affiches sont standard. Parfois, la publicité y est à usage propre. En 1980 environ, les PTT cherchent à séduire une nouvelle clientèle avec un slogan devenu un classique en Suisse alémanique: «Sag’s doch schnell per Telefon». Les Taxcards lancées au début des années 1980 se révèlent être elles aussi d’excellents dispositifs publicitaires. Grâce au montant crédité sur la carte, il est désormais possible de téléphoner sans pièce de monnaie. De nombreuses entreprises font imprimer des Taxcards avec différents motifs comme cadeaux publicitaires. C’est ainsi que se crée une communauté de collectionneurs, aussi intéressés par les Taxcards que d’autres le sont par les opercules de crème à café ou les timbres.
En 1987, les PTT lancent de nouvelles évaluations, l’objectif étant que les cabines téléphoniques fassent désormais partie intégrante de l’image du groupe auprès de l’opinion publique. Le processus débouche sur la cabine téléphonique «Tobtel 90», dont le design est confié à l’architecte et dessinateur industriel allemand Wolfram Elwert. Le concept est réalisé par la société Tobler Metallbau AG de Saint-Gall. En 1992, le magazine «Bulletin technique PTT» annonce fièrement qu’un classique intemporel a été créé en résistant à la tentation de modes passagères. Visuellement, la nouvelle construction se caractérise par un socle carré, des angles biseautés et l’absence d’un avant-toit. Ces cabines peuvent être combinées entre elles, plusieurs couleurs de base (bleu, jaune, gris, vert et rouge) permettent une bonne intégration dans le cadre du lieu choisi. La conception optimale des parois vitrées en meneaux doit permettre d’utiliser la cabine aussi bien dans les zones rurales que dans les quartiers historiques des villes. L’époque de la Tobtel marque l’apogée de la cabine téléphonique en Suisse. En 1992, les PTT recense environ 8000 cabines individuelles.
Les prémices de la numérisation se manifestent dès 1998 avec la disparition des annuaires téléphoniques des cabines. Ceux-ci sont remplacés par des appareils Teleguide. Cet annuaire électronique massif comportant écran et clavier permet d’accéder en ligne à la liste complète des participants en Suisse. Assez rapidement, il est également possible d’envoyer des e-mails, des SMS et des messages sur Pager via le terminal Teleguide. Plus besoin de feuilleter indéfiniment un bottin papier pour trouver la bonne page! Bientôt, beaucoup de gens n’ont même plus à mettre un pied dans une cabine. En 2002, le nombre de téléphones mobiles dépasse pour la première fois en Suisse celui des installations fixes. Avec le natel numérique D (à partir de 1993), l’utilisation du téléphone portable s’ancre dans le quotidien de la population suisse. Contrairement à ce qui s’était passé durant les premières années de la téléphonie mobile, tout le monde ou presque peut désormais s’offrir un téléphone portable et un abonnement. De plus en plus, les cabines téléphoniques deviennent des produits de niche. Une grande partie du chiffre d’affaires est ainsi réalisée sur les communications avec l’étranger, qui si elles devaient passer par un natel seraient bien trop coûteuses. Les cabines téléphoniques sont pour beaucoup de migrants le seul lien avec leur pays d’origine. De plus, elles permettent de répondre à des situations critiques, puisque les appels vers des numéros d’urgence y sont gratuits. Il est aussi possible de joindre «La Main Tendue» pour un montant très modeste. Combien de fois déjà les cabines n’ont-elles pas abrité ce type de discussions difficiles?
C’est à l’heure de l’avancée triomphale du téléphone mobile et de la libéralisation des PTT – une entreprise publique – que le dernier type de cabines entre en scène. Le modèle «Telecab 2000», lancé en 1995, est le fruit d’une collaboration entre les PTT/Swisscom et la Société Générale d’Affichage SGA. Comme au début de l’histoire de la cabine, il est mi-colonne Morris, mi-cabine téléphonique. Dans le cylindre vitré imaginé par l’architecte Hans Ulrich Imesch, l’usager est accueilli par de la musique sphérique et un impressionnant jeu de couleurs au plafond. Les premières cabines de ce type sont montées dans la ville de Zurich. Mais le formidable succès remporté par le téléphone portable a bien vite raison d’elles. Sur tout le territoire suisse, seuls 158 exemplaires sont installés jusqu’à ce qu’en 2008 déjà, la production ne soit arrêtée faute de demande.
À partir de 1999, Swisscom mise dans les gares et les zones urbaines sur les «Com-Points». Des publiphones sont montés sur des bornes ou des murs s’y prêtant. Les appels ne sont plus passés dans l’espace protégé d’une cabine, mais au vu et au su de tous. L’idée que quelqu’un saisisse fortuitement quelques bribes de conversation n’effraie plus guère les gens, habitués au portable. Si tout au début les structures en bois anti-bruit des stations publiques garantissent le secret des conversations, les cabines téléphoniques de l’après-guerre déjà misent sur la visibilité, le verre transparent remplaçant le verre dépoli. Par voie de conséquence, la construction n’offre plus la même intimité à l’usager: l’acte privé de téléphoner devient public. La cabine devient une scène de spectacle: gestes, états d’âme, flirts, drames, plus rien n’échappe au regard des gens de l’extérieur. Cette tendance se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Quand vous téléphonez avec votre portable, plus aucune vitre n’offre d’isolation sonore. Et quand l’échange est vraiment privé, on constate une tendance au retour vers l’écrit. Aujourd’hui, si vous avez quelque chose d’intime à dire, vous envoyez discrètement un SMS ou un message sur WhatsApp.
Avec le recul, il semble bien que les cabines téléphoniques soient une sorte de fossiles, témoins emblématiques de la téléphonie fixe. Aujourd’hui, elles ne servent bien souvent plus qu’à s’abriter du vent et du mauvais temps pour passer un appel sur son portable. Certaines, désaffectées, font désormais office de bibliothèques en libre-service ou de supports publicitaires éphémères haut de gamme. À Berne, la «colonne Morris téléphonique» installée dans le quartier de Matte a été rénovée en 2012 avec l’aide du service des monuments historiques. Reste à savoir si ce dernier jugera que telle ou telle cabine téléphonique ailleurs vaut la peine d’être protégée et l’entretiendra sur place. En 2018, un architecte plaidait dans le quotidien alémanique NZZ en faveur du maintien de certaines cabines «Telecab 2000» à Zurich, soulignant, non sans malice, qu’elles pourraient éventuellement être utilisées comme «stations de téléportation». Depuis longtemps déjà, toutes les générations de stations à prépaiement et les cabines téléphoniques en verre et fer, en verre et aluminium et Tobtel se trouvent dans la collection du Musée de la communication. Sur l’esplanade, on peut en outre téléphoner dans une cabine d’autrefois. Il est fort possible qu’une «Telecab 2000» fasse bientôt son entrée dans la collection du musée, qui serait alors très probablement complète, puisqu’il n’y a plus aucun nouveau modèle à attendre.