Drogue à la demande
Confrontée au fléau de la drogue dans les années 1980, la Suisse adopte une politique libérale qui lui vaut l’estime de la communauté internationale.
Tapoter un peu la veine avant de rentrer l’aiguille. Entourés de détritus, des souillures et des vomissures, exposés au froid, aux rats et aux maladies, vulnérables, les toxicomanes hantent la terrasse du Palais fédéral à Berne, le Platzspitz à Zurich, et plus tard la gare du Letten. Ces images font le tour du monde. C’est seulement ensuite que la Suisse prend, enfin, une décision courageuse.
Si une personne milite en faveur de la distribution médicalisée de drogue, c’est bien Emilie Lieberherr. Une personne au caractère particulièrement dur et exigeant. Première Uranaise à décrocher une maturité et un doctorat d’économie, elle aura été la fille au pair de Jane et de Peter Fonda, la première à prôner la protection des consommateurs en Suisse et ouvertement homosexuelle. En 1969, elle organise une manifestation féministe illégale sur la place du Palais fédéral. Un an plus tard, elle est élue directrice des Affaires sociales de la ville de Zurich, seulement quelques mois après que c’est devenu juridiquement possible.
Au départ, Emilie Lieberherr est contre l’idée de distribuer de la drogue. Mais parce qu’elle est aussi exigeante les autres qu’avec elle-même, elle plie devant la réalité des faits. Qui sont on ne peut plus limpides: il est tout simplement impossible de continuer de la sorte. Une coalition toujours plus large de citoyennes, de médecins et de policiers dénonce l’échec de la politique menée en matière de drogue: des morts par centaines, une hausse de la criminalité, des rivalités entre dealers et un cortège de maladies, dont le sida.
Un pas en avant, un pas en arrière, la crise ne se règle pas en une fois, c’est le jeu du chat et de la souris. D’un côté des particuliers qui distribuent des seringues propres, des médecins qui flirtent avec les limites de la légalité et le premier local pour «une consommation sous contrôle médical» qui ouvre à Berne en 1986. De l’autre, le monde politique qui continue à miser sur la répression. Contre les revendeurs de drogue, mais aussi contre les toxicomanes. Le Needle Park évacué en 1992? Un coup d’épée dans l’eau. Les drogués quittent le Platzspitz pour prendre leurs quartiers à la gare désaffectée du Letten.
En 1990, les Zurichois votent en faveur d’une politique de la drogue plus libérale. Deux ans plus tard, le Conseil fédéral donne son feu vert à la distribution de drogue médicalement contrôlée. En 1994, Zurich ouvre deux locaux où les drogués peuvent venir chercher des stupéfiants. Au cours de la même année, 4,1 millions de seringues sont distribuées pour la seule ville de Zurich. Autant d’avancées dans la lutte contre le fléau: désormais, les toxicomanes consomment de la méthadone médicalement contrôlée dans un environnement sécurisé. Du statut de criminels, ils passent à celui de malades. En 1995, le Letten est fermé et le nombre de morts dus à la drogue recule lentement.
Prévention, thérapie, réduction des risques et répression: le modèle des quatre piliers adopté par la Suisse dans la lutte contre la drogue est l’un des plus progressistes en la matière – et la rend un peu plus humaine. L’occasion pour certains de se tapoter sur l’épaule. Mais pas pour Emilie Lieberherr.