Viandier anonyme, parchemin de la seconde moitié du XIIIe siècle contenant un recueil de 133 recettes.
Viandier anonyme, parchemin de la seconde moitié du XIIIe siècle contenant un recueil de 133 recettes. La recette du Brouet d’Allemagne mentionnée ci-dessous peut être lue dans l’extrait. Médiathèque Valais / e-codices.ch

Un maître-queux oublié

Comment un chef anonyme cuisinait pour son maître, l'évêque de Sion, au XIIIe siècle.

Dr. Daniel Jaquet

Dr. Daniel Jaquet

Historien, chercheur au Fonds national suisse de la recherche scientifique.

Brouet d’alemagne de char de connins ou de poulla le despeciez, metez surfrire en saing & oignons menus affinez amendez grant foison destrempez de vin & de boullon de beuef faitez boullir avec vostre grain affinez gingenbre canelle grene de paradis girofle nois muguetez soit sur jaune liant deffait de verjus. (Brouet d’Allemagne de viande de lapins ou de volaille. Découpez. Faites frire dans de la graisse avec des petits oignons. Affinez des amandes à profusion. Mouillez de vin et de bouillon de boeuf. Faites bouillir avec votre grain. Affinez du gingembre, de la cannelle, de la maniguette, des clous de girofle, des noix de muscade. Que cela tire sur le jaune, épais, délayé avec du verjus.) Recette du brouet d’Allemagne, manuscrit de Sion
Cette recette est l’une des 133 consignées dans un rouleau acéphale sur parchemin de presque 2 m de long sur 13 cm de large, conservé à la Médiathèque de Sion. Le contenu traite de la préparation des viandes, poissons d’eau douce et de mer, sauces cuites ou crues, en passant par les petits oiseaux frits dans la graisse (gravé de menus oiseaux) ou les tripes de porc, encore chères aux papilles neuchâteloises, mais sans le gingembre et le safran de la recette médiévale.
Les entremets spectacles, XIVe siècle.
Les entremets spectacles, XIVe siècle. Grandes Chroniques de France
Comme pour de nombreux ouvrages de littérature technique, l’attribution auctoriale de ces textes peut être problématique ; c’est le cas pour le manuscrit valaisan. La littérature médiévale dite « de recettes » fait souvent l’objet de compilation, de copie partielle ou de ré-écriture, entre tradition et innovation. Que ce soit pour la cuisine, la trempe des métaux ou encore les potions alchimiques, les oeuvres à usage pragmatique (destinées à être employées) ne contiennent que les informations techniques pour la réalisation des recettes – souvent incomplètes et de surcroît abstraites pour le lecteur du XXIe siècle. Rien dans le texte ne nous renseigne sur son auteur. Le rouleau valaisan, par sa forme et son genre, était clairement destiné à l’emploi en cuisine. Il subsiste d’ailleurs des traces de graisse sur le parchemin. La lecture du texte et l’analyse des informations consignées pour la réalisation des recettes laissent penser qu’il s’agit ici de notes personnelles d’un maître-queux, destinées probablement à son usage personnel en tant qu’aide-mémoire et non pas d’un ouvrage didactique pour l’apprentissage du métier de cuisinier ou d’un manuscrit de prestige pour le plaisir des yeux et des papilles d’un lecteur noble auquel il serait dédicacé.
Menu d'un citoyen du XVe au XVIe siècle: faisan au laurier, gingembre, poivre, muscade, girofle.
Menu d'un citoyen du XVe au XVIe siècle: faisan au laurier, gingembre, poivre, muscade, girofle. Musée national suisse, photo Tina Sturzenegger
Si l’auteur reste anonyme, le rouleau est toutefois datable de la seconde moitié du XIIIe siècle et provient de la bibliothèque de l’évêque Walter Supersaxo (1402-1482), même s’il ne subsiste aucun détail sur les modalités de son acquisition. La particularité de ce texte est qu’il précède de presque un siècle une oeuvre célèbre attribuée à Guillaume Tirel, dit Taillevent (1310-1395). Ce cuisinier Un maître-queux oublié Anonyme (XIIIe siècle) d’origine normande est probablement l’un des plus connus de la fin du Moyen Âge. Il prépare les mets du roi Philippe de Valois, puis de Charles V en tant qu’écuyer de cuisine. C’est le roi Charles VI qui l’anoblira et c’est en tant que maistre des garnisons de cuisine du Roi qu’il termine sa carrière. Son célèbre livre de cuisine, intitulé le Viandier, dont il reste deux manuscrits originaux (à Paris et au Vatican), n’est donc pas une création originale de l’auteur, supposée pendant longtemps autographe. Les recettes, très proches de celles consignées dans le rouleau valaisan, prouvent que Taillevent et l’auteur du manuscrit de Sion ont tous les deux pioché dans un répertoire commun, dont il ne reste aucun témoin connu aujourd’hui.
Avec un clin d’oeil à l’Histoire et un peu d’audace, il est donc possible d’avancer que la cuisine valaisanne n’a rien à envier à la cuisine française, tout du moins au XIIIe siècle à la table de l’évêque de Sion. Au-delà des conjectures, on peut toutefois affirmer que le prélat valaisan qui possédait le manuscrit avait du goût.

Série: 50 person­na­li­tés suisses

L’histoire d’une région ou d’un pays est celle des hommes qui y vivent ou qui y ont vécu. Cette série présente 50 person­na­li­tés ayant marqué le cours de l’histoire de la Suisse. Certaines sont connues, d’autres sont presque tombées dans l’oubli. Les récits sont issus du livre de Frédéric Rossi et Christophe Vuilleu­mier, intitulé «Quel est le salaud qui m’a poussé? Cent figures de l’histoire Suisse», paru en 2016 aux éditions inFolio.

Autres articles