Lors de la marche sur Berne en 1969, les femmes ont réclamé avec force le droit de vote.
Lors de la marche sur Berne en 1969, les femmes ont réclamé avec force le droit de vote. Musée national suisse / ASL

Le long chemin vers le suffrage des femmes

Le 7 février 1971, le moment est enfin venu : les Suissesses obtiennent le droit de vote au niveau national. Le chemin vers ce but a été long et semé d'embûches.

Kristina Schulz

Kristina Schulz

Kristina Schulz est historienne et professeure d’histoire moderne et d’histoire contemporaine à l’Université de Neuchâtel.

En 1887, la Züricher Post, l’organe officiel du Parti démocratique du canton de Zurich, publie les lignes suivantes à la rubrique « Ketzerische[n] Neujahrsgedanken » (Les pensées hérétiques du Nouvel An) : « Des nombreuses questions que pose la problématique de l’égalité entre femmes et hommes, la revendication que j’ai mis le plus de temps à soutenir est sans doute celle qui concerne les droits civiques de ces dernières – car pour ce qui relève des obligations, on se montre beaucoup plus enclin à les leur accorder. Raison de plus pour l’affirmer maintenant, sans retenue. Le droit de vote et d’éligibilité (actif et passif) leur revient. » La personne à qui l’on doit ces propos, Meta von Salis (1855 –1929), issue de l’aristocratie grisonne, n’est ni une révolutionnaire ni une femme que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de féministe radi- cale. Mais en 1887, elle se distingue comme la première femme du pays à décrocher un doctorat en histoire à l’Université de Zurich. Ses réflexions en vue de la nouvelle année se terminent par ces mots : « Notre siècle est devenu vieux et son âge pèse douloureusement sur la jeunesse. Il est donc fort possible que la reconnaissance de nos droits politiques n’intervienne qu’au cours du siècle prochain. Mais le plus nous aurons travaillé en amont, le mieux ce sera pour tout le monde ! » 84 ans plus tard et 123 après la création de l’État fédéral suisse, les Suissesses obtiennent le plein exercice du droit de vote. Nous sommes le 7 février 1971 et l’objet est approuvé par 65,7% des votants mâles, avec un taux de participation de 57,7%.
Portrait de Meta von Salis-Marschlins.
Portrait de Meta von Salis-Marschlins. Wikimedia

Des échecs à répétition

Les premières votations cantonales ont lieu après la Première Guerre mondiale, à une époque où le suffrage féminin s’est déjà imposé notam- ment en Pologne, aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne et en Allemagne. Cependant il ne trouve grâce aux yeux des électeurs ni à Glaris, ni à Bâle-Ville, ni même à Genève ou encore à Neuchâtel. Dix ans plus tard, l’Association suisse pour le suffrage féminin adresse une pétition signée par presque 250 000 personnes, qui reste aussi sans effet. Même après la Deuxième Guerre mondiale, malgré la dynamique du mouvement féministe (la France introduit le suffrage féminin en 1944, l’Italie en 1945 et la Belgique en 1948) il n’y a aucune répercussion en Suisse. Le souvenir du service actif effectué par les hommes durant la Seconde Guerre mondiale étant encore vivace, on associe de plus en plus volontiers les notions de virilité et de bravoure au droit de vote. Toutes les interventions parlementaires déposées dans les cantons sont rejetées. Les stéréotypes entourant la répartition des rôles dévolus à chaque sexe continuent à se propager dans les années 1950 dans le but de tenir les femmes éloignées des urnes, notamment la prétendue moindre intelligence ou l’incompatibilité entre amour maternel, dévouement féminin et activité politique. Il faut attendre 1959 – la Suisse est alors au bas de l’échelle en Europe (avec quelques petits États et le Portugal sous régime dictatorial) – pour que l’on assiste à la première votation fédérale. Rejetée par plus de deux tiers des votants, la cause du suffrage féminin tourne au fiasco pour les milieux progressistes. Seuls Vaud, Genève et Neuchâtel introduisent le droit de vote des femmes sur le plan cantonal.
Le vote cantonal avec les femmes à Lausanne, 1959.
Le vote cantonal avec les femmes à Lausanne, 1959. Musée national suisse / ASL

Revire­ment de tendance

Il semble toutefois que les lignes commencent à bouger au cours des douze années suivantes : plusieurs cantons, à l’image des deux Bâle (en 1966 et 1968) et du Tessin (1969), accordent en effet le droit de vote aux femmes. Mais le débat s’embrase lorsqu’il s’agit de ratifier la Convention européenne des droits de l’homme, datant déjà de 1950. Le texte rejette en effet toute forme de discrimination fondée sur la race, la couleur de peau, la religion, la nationalité et le sexe. Quand le Conseil fédéral s’apprête à signer la Convention en émettant des réserves, les organisations féministes protestent avec véhémence. Le 5 mars 1969, 5000 femmes et hommes manifestent sur la Place fédérale sous la devise « L’égalité est un droit humain ».
Ces actions, mais aussi la montée en puissance des femmes sur le marché du travail, dans les écoles et les universités, ainsi que dans la société civile, combinées à la pression internationale, vont cependant renverser la tendance : En février 1971, les hommes suisses sont appelés à se prononcer sur une proposition de modification de l’article 74 de la Constitu- tion. Cette fois, deux tiers des électeurs et la majorité des parlementaires votent l’acceptation du texte. Désormais, le texte de la Constitution se lit : « Les Suisses et les Suissesses ont les mêmes droits et les mêmes devoirs en matière d’élections et de votations fédérales. »
Affiche pour le droit de vote aux femmes, 1971.
Affiche pour le droit de vote aux femmes Peter Freis, Comité d’action pour le droit de vote aux femmes suisses, Aarau, 1971. Archives sociales suisses, Zurich
Les femmes se rendent pour la première fois aux urnes lors des votations fédérales de juin 1971, puis dans la foulée, lors des élections fédérales d’octobre de la même année, à l’occasion desquelles des candidates au Parlement se présentent pour la première fois. Dix d’entre elles (soit env. 5 % de la députation) seront élues au Conseil national et une au Conseil des États. À l’époque, il semble toutefois que la question du poids politique des femmes n’intéressait plus du tout les médias de grande audience. Elle est reléguée au second plan par les questions d’étiquette et de code vestimentaire. Tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Parlement, les femmes s’attellent toutefois à la tâche – encore inachevée aujourd’hui – de lutter contre les discriminations dans tous les domaines de la vie, privée comme publique, et d’expurger toute représentation sexiste dans la publicité, dans les médias, mais aussi dans le discours politique. En 1981, l’égalité entre les sexes est ancrée dans la Constitution fédérale.
Les dix premières conseillères nationales élues en décembre 1971 et les conseillères entrées au Conseil national en décembre 1971 et juin 1972 juillet 1972.
Les dix premières conseillères nationales élues en décembre 1971 et les conseillères entrées au Conseil national en décembre 1971 et juin 1972 juillet 1972. Keystone / STR
Dans quelques cantons de Suisse orientale et centrale, une majorité d’électeurs restera cependant encore longtemps d’avis que la plus ancienne démocratie d’Europe peut se passer d’une innovation moderne comme le droit de vote féminin. Ce n’est qu’au début des années 1990 que l’égalité entre les deux sexes devient effective dans l’ensemble des cantons, et cela à tous les niveaux politiques. La loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes suit en 1996. Ce texte fixe le cadre juridique à l’intérieur duquel les femmes peuvent se défendre contre toute discrimination au travail et ancre la création d’un Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes. À cette date, Meta von Salis fait partie déjà depuis longtemps de l’histoire et même le XXe siècle a lui aussi vieilli, épuisé par le long combat pour l’égalité des droits.

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