Pierre Gilliard et Tsarevich Alexis à bord du yacht impérial «Standart».
Pierre Gilliard et Tsarevich Alexis à bord du yacht impérial «Standart». Wikimedia

L’honneur de l’emprisonnement volontaire

Comment Pierre Gilliard (1879-1962), le précepteur des enfants du tsar, devint l'homme le mieux payé de Russie et suivi la famille impériale durant leur captivité.

Jean-Jacques Langendorf

Jean-Jacques Langendorf

Directeur d’études à l’Institut de stratégie comparée de Paris.

En 1904, un jeune Vaudois de 25 ans est engagé par le duc de Leuchtenberg, cousin du tsar Nicolas II, comme professeur de français. C’est un joli garçon, élégant, avec une moustache en pointe et un petit bouc, dans le style «mousquetaire». Comme sa méthode pédagogique s’avère féconde, il est rapidement recommandé au tsar, afin de s’occuper de ses deux filles aînées, les grandes-duchesses Olga (*1895) et Tatiana (*1897). Plus tard, il dispensera aussi son enseignement aux autres enfants: Maria (*1899), Anastasia (*1901) et le tsarévitch Alexis (*1904).
La famille impériale russe, vers 1913.
La famille impériale russe, vers 1913. Wikimedia
En devenant, en 1912, le précepteur attitré de ce dernier, il va occuper une position éminente. Il passe alors pour un des hommes les mieux payés de Russie. En 1907, il écrit à sa mère qu’il est devenu, non sans dégoût, «une machine à faire de l’argent». Toutefois son adaptation à la Russie n’a pas été facile. Il y arrive en pleine guerre russo-japonaise, assiste à la défaite et aux troubles qui s’ensuivent. Parfaitement lucide – il n’est en rien monarchiste et demeure un libre «républicain suisse», la courtisanerie le révulsant –, il juge sans aménité le milieu qu’il fréquente ainsi que le caractère et les aptitudes de ses élèves, dont il discerne bien les qualités et les défauts. Quant au tsar, il le juge faible. Il s’entend en revanche bien avec l’impératrice. À Saint-Pétersbourg, où se déroulera l’essentiel de son activité, il jouit d’une grande liberté, avec un domestique et une calèche à disposition. Il a sous ses ordres les autres professeurs qui dispensent les cours de russe, d’allemand, d’histoire, de géographie, d’anglais et de religion. Il enseigne cinq jours par semaine, de 9 à 19 heures, mais avec de nombreuses interruptions: repas, promenades, jeux. Ses étés, il les passe en Crimée ou sur le yacht impérial. Il s’efforce, avec succès, de desserrer le carcan, intellectuel et social, qui étouffe ses élèves. Avec le temps, avec le tsarévitch surtout, qui souffre d’hémophilie, des liens d’affection se nouent.
Pierre Gilliard avec les grandes duchesses Olga et Tatiana en 1911 à Livadia.
Pierre Gilliard avec les grandes duchesses Olga et Tatiana en 1911 à Livadia. Wikimedia
Lorsque la guerre éclate, mobilisé en Suisse, il obtient du Conseil fédéral, sur intervention du ministre des Affaires étrangères Sazonov, de rester en Russie. À partir de 1917, la révolution balaye le pays. Le tsar abdique. La monarchie est abolie. Le gouvernement provisoire ordonne l’arrestation de la famille impériale. Toutes les personnes doivent quitter le palais avant 16 heures sinon elles seront aussi considérées comme prisonnières. «Je reste», dit Gilliard, faisant preuve d’une véritable grandeur d’âme. À son père il écrit: «Je ne suis pas effrayé par ce qui m’attend […]. J’estime que je dois aller jusqu’au bout… à la grâce de Dieu. Ayant profité des jours heureux, ne dois-je pas partager avec eux les jours malheureux?»
Pierre Gilliard (à gauche) et Nicolas II fendant du bois en exil à Tobolsk à l'hiver 1917-18.
Pierre Gilliard (à gauche) et Nicolas II fendant du bois en exil à Tobolsk à l'hiver 1917-18. Wikimedia
Avec l’ex-famille impériale, il gravira toutes les stations de ce Golgotha: la déportation à Tobolsk, un enfermement de plus en plus rigoureux après la prise de pouvoir des bolcheviks. En février 1918, la famille est séparée. Gilliard reste avec Alexis et trois de ses sœurs; ils sont transportés à Tioumen sur le Rus. Là, on annonce à Gilliard qu’il peut partir, libre. Il se cache et ne reparaît que lorsque des troupes pro-monarchistes ont conquis la ville. Il apprend que la famille impériale se trouve à Ekaterinbourg. Comme la ville a été libérée, il s’y rend, visitant la maison où le massacre a eu lieu, le 17 juillet 1918. Il se résigne finalement à accepter la brutale réalité, car il veut d’abord croire que les enfants vivent toujours. Après de nombreuses péripéties, il parvient à regagner la Suisse avec son amie russe, Alexandra Tegleva, gouvernante des grandes-duchesses qui avait elle aussi partagé leur captivité. Il écrira: «Je ne serai jamais apte à saisir la gloire que les bolcheviks ont obtenue à assassiner ces enfants dont le plus jeune n’avait pas quatorze ans.» Gilliard nous laisse un important témoignage ainsi que d’émouvantes photos de la famille impériale dans sa gloire et dans sa déchéance.
Mémoires de Pierre Gilliard, 1922 (édition en allemand).
Mémoires de Pierre Gilliard, 1922 (édition en allemand). Deutsche Nationalbiblitohek

Série: 50 person­na­li­tés suisses

L’histoire d’une région ou d’un pays est celle des hommes qui y vivent ou qui y ont vécu. Cette série présente 50 person­na­li­tés ayant marqué le cours de l’histoire de la Suisse. Certaines sont connues, d’autres sont presque tombées dans l’oubli. Les récits sont issus du livre de Frédéric Rossi et Christophe Vuilleu­mier, intitulé «Quel est le salaud qui m’a poussé? Cent figures de l’histoire Suisse», paru en 2016 aux éditions inFolio.

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