Le 31 août 1909, François-Joseph, empereur d’Autriche, serre la main de Robert Comtesse, vice-président du Conseil fédéral, sur le bateau-salon à vapeur «Kaiserin Elisabeth».
Le 31 août 1909, François-Joseph, empereur d’Autriche, serre la main de Robert Comtesse, vice-président du Conseil fédéral, sur le bateau-salon à vapeur «Kaiserin Elisabeth». La visite de courtoisie ne dure qu’un quart d’heure environ. Archives d’État de Saint-Gall

Une visite officielle des plus étranges

En 1909, l’empereur autrichien François-Joseph se rend en Suisse. Il aurait pu s’agir d’une visite officielle, pourtant, son passage prend la forme d’une simple «visite de courtoisie». En effet, le grand homme ne pose même pas le pied sur le sol helvétique et s’en retourne à peine un quart d’heure plus tard. Focus sur un étrange épisode de la politique extérieure de la Confédération.

Michael van Orsouw

Michael van Orsouw

Michael van Orsouw est docteur en histoire, poète et écrivain. Il publie régulièrement des ouvrages historiques.

1909: l’empereur François-Joseph, âgé de 79 ans, règne sur la monarchie de Habsbourg depuis 61 ans, une éternité pour l’époque. Devenu une véritable institution vivante, il est pourtant affublé par la Neue Zürcher Zeitung du surnom de «monarque gris». Mais le grand public ne l’entend pas de cette oreille, même en Suisse: l’empereur jouit d’une haute considération. Il a en effet essuyé de nombreux revers de fortune: sa fille Sophie est morte à l’âge de deux ans, son frère Maximilien a été exécuté au Mexique, son fils et successeur au trône Rodolphe s’est suicidé et sa femme Élisabeth (surnommée Sissi) a succombé dans un attentat, qui a eu lieu en Suisse. On pourrait donc s’attendre à ce que le Conseil fédéral mette tout en œuvre pour offrir au puissant souverain de la monarchie voisine un accueil digne de ce nom. C’est en effet d’Autriche qu’émane l’idée d’une visite. Fin août 1909, l’empereur se rend en Vorarlberg et prévoit à cette occasion un petit crochet par la Suisse. Mais le Conseil fédéral fait la fine bouche. Afin que le déplacement bénéficie d’un statut officiel, la présence de tous les conseillers fédéraux est requise, à défaut de quoi, il s’agit d’une simple «visite de courtoisie». Adolf Deucher (1831-1912), alors président de la Confédération, préfère pourtant partir en cure plutôt que d’accueillir le monarque, bien qu’il ait lui-même grandi au bord du lac de Constance. Robert Comtesse (1847-1922), vice-président du Conseil fédéral, doit par conséquent le remplacer au débotté et prendre la tête de la délégation fédérale composée de lui-même, du militaire Ulrich Wille (qui deviendra plus tard général) et de Theophil Sprecher von Bernegg (futur chef de l’État-major général).
Un bateau à vapeur à aubes et une péniche dans le port de Rorschach en 1902.
Un bateau à vapeur à aubes et une péniche dans le port de Rorschach en 1902. Musée national suisse
Le grand jour est fixé au mardi 31 août 1909: à 10 heures précises, l’empereur accoste à Rorschach à bord du bateau-salon à vapeur «Kaiserin Elisabeth» baptisé à la mémoire de sa défunte épouse. Roschach est préféré à Romanshorn en raison de son port plus dégagé et de la frontière que le canton de Saint-Gall partage avec l’Autriche, contrairement à Romanshorn, qui se situe en Thurgovie. Tout le port est décoré de guirlandes et de fleurs: les organisateurs locaux ne veulent pas lésiner sur les moyens. Pour faire écho au drapeau des Habsbourg, les couleurs dominantes sont le noir et le jaune, ainsi que le rouge et le blanc. Le phare est lui aussi orné de fanions et de bouquets, et l’on construit même un second «phare» en bois. Un arc de triomphe arborant les emblèmes de la maison impériale autrichienne et de la Confédération est érigé sur le débarcadère et le pignon de la Kornhaus est décoré d’un grand panneau avec l’aigle à deux têtes autrichien. L’orchestre de Rorschach interprète même l’hymne national du grand voisin impérial.
Les conseillers fédéraux, des militaires et des fillettes portant des bouquets attendent l’invité de marque à Rorschach.
Les conseillers fédéraux, des militaires et des fillettes portant des bouquets attendent l’invité de marque à Rorschach. Archives fédérales suisses
Pourtant, l’empereur observe tout cela à distance: il reste sur le pont de son bateau à vapeur à aubes et ne quitte pas l’embarcation. Habituellement chargé des questions militaires à l’époque, le 82e bataillon de fusiliers de Saint-Gall tire 22 coups à blanc lors de l’arrivée du navire dans le port, accompagné de la clameur de la population, toutefois tenue éloignée. Bien qu’à distance, l’homme d’État se présente dans tout son apparat: il est vêtu de son uniforme de feld-maréchal, avec veste blanche, pantalon rouge orné de larges bandes dorées, casque surmonté d’un panache et ruban de l’ordre en fibres dorées. François-Joseph demeure sur le bateau. Aussi, bien qu’en visite en Suisse, il ne pose pas officiellement le pied sur le sol helvétique!
On reconnaît distinctement l’empereur François-Joseph sur le pont de son bateau-salon à vapeur amarré à Rorschach.
On reconnaît distinctement l’empereur François-Joseph sur le pont de son bateau-salon à vapeur amarré à Rorschach. Archives fédérales suisses
Quatre minutes après l’amarrage, quelques personnes triées sur le volet montent alors à bord: dans un premier temps, les trois conseillers fédéraux Robert Comtesse, Ernst Brener et Anton Schobinger sont autorisés à serrer la main de l’empereur. Ils portent des fracs noirs. Comtesse présente les meilleures salutations de la Confédération et évoque les bonnes relations des deux pays: durant les 61 ans de règne de l’empereur, aucune crise majeure n’a troublé leurs rapports. Ce n’est pas tout à fait exact, mais le timing serré n’est pas propice à un entretien plus approfondi. On évite ainsi d’aborder le problème des réfugiés, les querelles liées à la correction du Rhin, l’assassinat de l’impératrice ou encore l’indulgence de la Suisse envers les anarchistes. Dans un second temps, ces messieurs sont suivis des représentants militaires, de deux conseillers d’État de Saint-Gall et du maire de Rorschach, ainsi que de six fillettes de la ville vêtues de blanc, qui remettent à François-Joseph un bouquet de roses rouges et blanches, et lui récitent un poème.
L’empereur et les enfants: François-Joseph reçoit les six fillettes de Rorschach chargées de lui remettre des fleurs et de lui réciter un poème.
L’empereur et les enfants: François-Joseph reçoit les six fillettes de Rorschach chargées de lui remettre des fleurs et de lui réciter un poème. Archives fédérales suisses
Pourtant, moins de vingt minutes plus tard, le maître de cérémonie impérial déclare la visite terminée. Les hôtes de l’empereur doivent quitter le navire, les militaires tirent à nouveau 22 salves d’honneur et l’embarcation se remet en route sur le lac de Constance en direction de Friedrichshafen, au son de l’hymne national suisse interprété par l’orchestre de Rorschach.
L’empereur, seul sur l’embarcation: il n’a visité la Suisse que de loin.
L’empereur, seul sur l’embarcation: il n’a visité la Suisse que de loin. Archives fédérales suisses
Cette visite, d’une rapidité presque impolie, est-elle une réponse à l’attitude hésitante du Conseil fédéral, une réaction de vengeance de la part de l’Autriche? On peut le supposer. Ou pourrait-on y voir un tout autre motif? Se pourrait-il que le monarque, fort du souvenir de son épouse décédée en 1898 dans un attentat à Genève, craigne pour sa vie? Difficile à dire. Toujours est-il que ce passage éclair, d’une durée record de moins de vingt minutes, compte sans aucun doute parmi les curiosités de la politique extérieure helvétique. Les dépenses réalisées pour l’hébergement, le voyage, les décorations florales, les constructions en bois, les tapis, les travaux de peinture, les imprimés ou encore les photographies se montent à 10 805 francs et 23 centimes, comme en attestent les documents compilés dans les Archives fédérales. Quoi qu’il en soit, bien que fâcheuse et inutile, la rencontre est tout de même relatée jusqu’à Londres par le Times.
Plan de déploiement de l’armée et de la police: pour la visite, les officiers bouclent une vaste zone autour du port.
Plan de déploiement de l’armée et de la police: pour la visite, les officiers bouclent une vaste zone autour du port. Archives fédérales suisses

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