Scène dans la «Change Alley» de Londres, 1720
Chaque personne ayant un peu d’argent à dépenser pouvait investir dans des actions. Scène dans la «Change Alley» de Londres. Ce tableau d’Edward Matthew Ward de 1847 a pour thématique la bulle des mers du Sud de 1720, l’une des premières bulles spéculatives de l’époque moderne. Elle fut créée par la South Sea Company, société à laquelle participaient des commerçants suisses ainsi que les villes de Zurich et de Berne. Tate Britain

Le rêve de l’argent facile

Depuis le Moyen Âge, le commerce de marchandises s’est institutionnalisé et formalisé amenant les bourses à prendre progressivement de l’ampleur. Avec la création des premières sociétés anonymes au début de l’époque moderne et leur besoin de financement, de nouveaux instruments financiers virent le jour sur les places financières.

Andrea Weidemann

Andrea Weidemann

Andrea Weidemann est la directrice du Musée suisse des finances.

Au Moyen Âge, d’importantes foires ou marchés annuels étaient organisés dans des lieux stratégiques à la croisée des grands axes de transport. Outre les marchandises, on y échangeait également des monnaies. Avec le temps, le commerce maritime gagna en importance. À partir du XIVe siècle, d’importants centres de commerce internationaux s’établirent au nord de l’Italie, notamment à Venise ou à Florence, ainsi qu’à Bruges dans les Flandres. Bruges devint ainsi l’entrepôt de marchandises des villes portuaires du nord de l’Europe. Dans cette ville hanséatique, les marchandises, les monnaies et les informations affluent alors de toutes les directions. Bruges joue ainsi un rôle majeur dans le développement du commerce et des transactions financières. Épices des Indes orientales, tissus anglais, sucre et matières premières étaient ainsi stockés, négociés et vendus sur le continent européen. Les marchands étaient les piliers de ce commerce; ils voyageaient entre les grandes places commerciales mais aussi à l’étranger afin de conclure les meilleures affaires. L’un de leurs lieux favoris était l’auberge brugeoise de la famille «van der Beurs». À juste titre, car les armoiries de la famille présentent trois bourses d’or avec la devise «Zu den Beursen» («Aux bourses»). Elle devint tellement célèbre que, selon la légende, elle aurait donné naissance au terme «bourse». En 1409 fut alors créé ce que l’on peut considérer comme la première bourse, et encore aujourd’hui, «Beurs» signifie «bourse» en néerlandais.
Le lieu de naissance du terme «bourse»
Le lieu de naissance du terme «bourse». Dans le centre de Bruges, la Beursplein, composée de la Loge de Gènes (deuxième maison en partant de la gauche), de l’auberge «Ter Beurze» (voisine, avec un nid de cigogne), de la maison «Ter Ouder Beurze» (avec un pignon à gradins) et de la Loge de Florence (avec les tourelles). Wikimedia
Cette poutre provient de l’auberge «Ter Beurze» de Bruges.
Cette poutre provient de l’auberge «Ter Beurze» de Bruges. On peut y apercevoir les armoiries de la famille van der Beurs. L’auberge était un lieu populaire parmi les marchands italiens. Il se dit de la famille van der Beurs qu’elle n’était pas seulement une famille d’aubergistes, mais aussi d’intermédiaires pour les transactions financières. Erfgoed In Zicht
Avec le temps, les marchands réalisèrent qu’il n’était pas nécessaire de transporter toutes les marchandises vers des foires pour les vendre. Si une qualité stable pouvait être garantie, chaque marchandise était associée à un prix plus ou moins fixe. Les marchands commencèrent à se retrouver dans des places d’échange secondaires en retrait des foires traditionnelles, pour conclure des affaires sans échanger de marchandises ni d’argent. Ce commerce sans marchandises était soumis à des règles et à des délais contraignants régis par des contrats. Fondée en 1531, la bourse d’Anvers est considérée comme le premier lieu de traitement de telles transactions et la première bourse de commerce officielle. Les instruments financiers tels que les lettres de change, les cédules hypothécaires ou les lettres de crédit faisaient partie de l’ordre du jour et étaient rattachés aux opérations bancaires. Une lettre de change est l’engagement écrit d’une personne ayant une dette à rembourser à la personne titulaire de la lettre de change à la date convenue. À l’origine, les lettres de change étaient liées au marchand en tant que personne, et donc en lien direct avec le commerce de marchandises. Mais la situation évolua au fil du temps: il devint alors possible de transférer ou de vendre les instruments financiers en prélevant des intérêts ou des frais. Les marchands qui se spécialisèrent dans ce type d’opérations financières devinrent alors des financiers et des banquiers. Une nouvelle profession était née. Il était devenu nécessaire d’acheter et vendre des lettres de change et des obligations, car fixer les prix des marchandises et des matières premières ne suffisait plus. Ces activités étaient centralisées dans des lieux dédiés. Les recherches ne sont pas unanimes sur la question du lieu où se trouvait la première bourse de valeurs au monde: d’après une théorie, la première fut la bourse d’Amsterdam au XVIIe siècle, où pour la première fois des parts d’une entreprise, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC) furent négociées. Une autre estime que la première fut la Royal Exchange de Londres, près de 30 ans plus tôt, qui fut ravagée par les flammes au milieu du XVIIe siècle. Par ailleurs, la VOC fut la première société anonyme au monde, puisque dès sa création le 20 mars 1602, elle fut dotée de tous les éléments d’une société anonyme telle que nous la connaissons de nos jours: des actions matérialisant la copropriété, le droit à la participation aux bénéfices ainsi que la limitation de la responsabilité à la valeur nominale.
Mercenaire suisse (enseigne) du régiment de Meuron au service de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, vers 1790.
Mercenaire suisse (enseigne) du régiment de Meuron au service de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, vers 1790.   Musée national suisse
Avec le commerce d’actions de sociétés comme la VOC ou son pendant français, la Compagnie des Indes Orientales, les bourses européennes se spécialisèrent progressivement dans les opérations sur titres. Au siège de cette dernière fut fondée en 1724 la Bourse (des valeurs) de Paris, sur ordre des autorités royales. Il s’agissait de lutter contre la spéculation commerciale illicite. La Compagnie des Indes Orientales fut elle-même fondée le 27 août 1664 par le Roi-Soleil Louis XIV, sur recommandation de son ministre des Finances, Jean-Baptiste Colbert. Les petites sociétés de l’époque furent alors regroupées en une seule grande entité, comme pour la VOC. Les particuliers, les investisseurs ainsi que les villes commencèrent à acheter de plus en plus de parts dans les sociétés. Par exemple, en 1727, la ville de Zurich acheta 120 actions de la société de commerce maritime South Sea Company, fondée à Londres en 1711. La trésorerie centrale de Zurich dépensa 100 000 florins pour investir dans cette société anglaise. Aux yeux du Conseil de Zurich, il s’agissait d’un placement sûr et porteur d’intérêts. À peine 10 ans plus tôt, la ville de Berne avait investi une part bien plus importante dans cette société avec 1300 actions achetées. Malgré ladite «South Sea Bubble» («bulle des mers du Sud»), l’effondrement des cours qui marqua l’histoire économique mondiale, Berne put réaliser des bénéfices.
Entre 1719 et 1734, l’État de Berne possédait des actions comme celles de la South Sea Company
Entre 1719 et 1734, l’État de Berne possédait des actions comme celles de la South Sea Company, qui fut également impliquée dans le commerce lucratif de la traite des Noirs. L’action atteignit la somme surréaliste de 950 livres en juillet 1720, avant que la bulle des mers du Sud n’éclate. Action, Londres, probablement en 1729. Musée suisse des finances
En 1719, la prise en charge d’une grande partie de la dette anglaise par la South Sea Company marqua la fin de la bulle des mers du Sud. En échange, l’entreprise obtint le monopole des droits d’exploitation économique des colonies anglaises. Ce plan sembla fonctionner, puisque le cours des actions de la South Sea Company grimpa en flèche. Toutefois, l’incroyable commerce et les bénéfices promis par la société ne se réalisèrent jamais pleinement. Elle commença à fonctionner presque exclusivement comme une banque: elle prêtait de l’argent à la clientèle potentielle, maintenant ainsi la demande de ses actions et faisant augmenter artificiellement les prix. Une «bulle» se forma. Fin mai 1720, ses actions se vendaient à 900 livres, tandis qu’en avril elles n’en valaient plus que 350. La bulle éclata définitivement à la fin de l’été, lorsque le cours des actions chuta à 190 livres.
Caricature d’un opérateur en bourse en 1720
Caricature d’un opérateur en bourse en 1720, faisant bruyamment la promotion des titres de la Mississippi Company et d’autres produits financiers. Il porte sur son dos une lanterne magique, symbole des invraisemblables promesses de gains. Wikimedia
La «South Sea Bubble» fut l’une des pires bulles du début de l’Époque moderne. Dans le même temps, en 1720, la France connut la bulle du Mississippi, en lien avec la Compagnie des Indes Orientales, qui entraîna un effondrement similaire des prix. Alors que les villes de Zurich et de Berne ne ressentirent pas les conséquences de la bulle des mers du Sud, le sort fut différent pour les commerçants de Saint-Gall, Zurich, Berne, Bâle et Lausanne. Lors de l’industrialisation, le nombre de sociétés anonymes augmenta de manière exponentielle. Le capital de l’ensemble de la population était nécessaire à leur financement. Par conséquent, les opérations sur titre augmentèrent. Les personnes en possession d’actions souhaitaient également avoir la certitude de récupérer l’argent investi à un prix fixe. Pour cela, des lieux tels que les bourses étaient nécessaires, où le cours des actions était établi avec précision. En Suisse, le négoce des actions ne fut institutionnalisée qu’un siècle plus tard. Au XVIIIe siècle, puis avec la fondation de la Confédération en 1848, les bourses devinrent indispensables pour le traitement des opérations financières. En 1850, un commerce boursier sous le nom de «Société des Agents de Change réunis» fut fondé à Genève. Après cela, la loi sur les bourses de 1856 marqua la fondation de la bourse «à la criée», le Ring, suivie par la fondation de la bourse de Bâle en 1876 et de la bourse de Zurich en 1884, placées sous la surveillance des cantons.
Ainsi se faisaient les opérations boursières en Suisse jusqu’en 1996: vente à la criée à Zurich.
Ainsi se faisaient les opérations boursières en Suisse jusqu’en 1996: vente à la criée à Zurich. Avec des cris et de grands gestes, les courtiers concluaient les opérations. Le Musée suisse des finances propose un film impressionnant à ce sujet. Musée suisse des finances

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