
Les nombreux visages du champ de bataille
Les tableaux de bataille en disent souvent plus long sur le contexte politique de leur époque que sur des succès et actions militaires. Ils sont les marqueurs de l’évolution de notre compréhension de l’histoire.
D’un point de vue historique et culturel, même les représentations de batailles dépassées sur le plan artistique peuvent présenter un intérêt au sens qu’elles témoignent de l’évolution de notre compréhension de l’histoire. Elles nous en apprennent aussi un peu plus sur les règles de la production de fictions historiques et de propagande visuelle. Quelle histoire faut-il représenter ici, sous quel angle et à quelle fin? Les péplums que d’aucuns qualifient volontiers de «barbants» sont souvent plus instructifs qu’ils n’en ont l’air.
Prenons l’exemple d’une représentation de la bataille de Sempach (1386) très connue et appréciée au XIXe siècle: le tableau historique de 1841 Les Suisses auprès du corps de Winkelried, du peintre zurichois Ludwig Vogel (1788-1879). Cette œuvre a largement contribué à ériger cette bataille et le personnage de Winkelried en mythes nationaux. De notre point de vue actuel, nous sommes bien conscients qu’à l’instar de la légende de Guillaume Tell, des libertés ont été prises avec l’histoire.
Eu égard notamment à sa piètre qualité artistique, l’œuvre de Vogel est tout au plus encore présentée au public à l’occasion de rétrospectives spéciales. Au XIXe siècle, en revanche, elle fut exposée et traitée dans le cadre d’expositions nationales, en plus de faire l’objet d’une multitude de reproductions très diverses par l’artiste lui-même et ses contemporains.
En représentant Winkelried tombé pour la cause commune, Vogel avait fourni à une nation naissante un symbole fort à un moment propice. Il faut savoir que les représentations historiques relèvent beaucoup de l’assouvissement d’un désir.
Sur le plan esthétique, Vogel s’inspira de la vision post-romantique et idéalisée des nazaréens. Ce groupe d’artistes, que Vogel rejoignit durant ses études à Vienne et à Rome, s’efforçait d’extraire des pages de l’histoire des modèles et des repères pour leur époque agitée. Tout devait être fait pour souligner la crédibilité et l’importance des sujets choisis. Dans cette optique, Ludwig Vogel étudia notamment des chroniques historiques. Il commença par dessiner des pièces d’armure entreposées dans des arsenaux, comme l’attestent les nombreux croquis figurant dans les collections du Musée national suisse.
Cela dit, le côté artificiel de la scène saute aux yeux (du moins de nos jours), à commencer par le pathos trop appuyé que trahit l’absence du moindre détail caché. Les poses des personnages de Vogel semblent théâtrales, forcées. Le souci du détail de l’artiste se révèle également une arme à double tranchant. En cherchant à souligner ainsi l’exactitude historique et l’authenticité de l’épisode, il produit paradoxalement l’effet contraire: plumails des Habsbourg tombés au combat, hallebardes rutilantes, casques et pièces d’armure semblent être tout droit sortis d’une vitrine de musée. Quant aux protagonistes, les contrastes impeccables (évoquant Raphaël, l’une des inspirations du mouvement nazaréen) de leurs tenues à la propreté suspecte semblent eux aussi trop calculés. La scène de bataille que l’on nous présente aurait plutôt sa place dans le catalogue d’une marque de mode dont le logo serait la croix suisse.
Vogel semble également éprouver des difficultés avec l’anatomie: son Winkelried rappelle un gigantesque nourrisson endormi, tenant contre lui non pas des lances ennemies, mais une peluche. Les cadavres de guerriers étendus de part et d’autre de la scène font d’ailleurs penser à des poupées de chiffon jetées négligemment.
Mais par-dessus tout, le peintre détourne l’attention du présent à travers son collage historique kitsch dénaturé par l’idéalisme. La comparaison avec un Francisco de Goya (1746-1828), qui réagit directement aux atrocités des guerres napoléoniennes de son époque, est peu flatteuse pour Vogel.
À quoi le Winkelried de Vogel aurait-il ressemblé si le jeune peintre, au lieu de s’installer à Rome pour réinventer le Moyen Âge avec ses compagnons nazaréens, avait arpenté les rues du Paris de son époque, dont la scène artistique était en plein essor dans les années suivant la Révolution? Napoléon se servit en effet de l’art à des fins de propagande avec beaucoup plus d’assurance et de sophistication que les citoyens suisses en quête d’identité.
En 1807, l’empereur fit ainsi organiser un concours portant sur la représentation de la bataille d’Eylau qui fut remporté par l’œuvre monumentale Napoléon sur le champ de bataille d’Eylau (1808), d’Antoine-Jean Gros (1771-1835). Toujours exposée dans le département des Peintures du Louvre, où étaient traditionnellement organisées les grandes expositions de l’Académie royale, elle est néanmoins éclipsée par ses célèbres voisins Le Radeau de La Méduse de Théodore Géricault et La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix.
Dans son projet, Gros proposa de falsifier l’histoire en ne représentant aucun Français blessé. Napoléon, à mi-chemin entre l’«empereur bienveillant» de l’Antiquité et la figure du Christ bénissant, prend même soin des ennemis blessés (en contradiction flagrante avec des déclarations de témoins). Le spectateur doit comprendre en filigrane que ce souverain miséricordieux se montrera d’autant plus prévenant avec ses propres troupes.
La proposition de Gros retint l’attention d’un Napoléon imbu de sa personne, qui ne vit apparemment pas les blessés et les cadavres au premier plan, et en particulier le soldat perdant son sang en bas à droite. Le regard troublant de ce dernier fixe le spectateur et relègue encore davantage au second plan la présence détachée de l’empereur.
Sur ces seules caractéristiques, la représentation de Gros paraît déjà bien plus crédible que le bal costumé de Vogel. Si la palette de couleurs contribue également à ce réalisme, les victimes russes agonisantes, couvertes de neige au premier plan, signalent le véritable coût de cette bataille. Mais surtout, ces contradictions s’opposent subtilement à l’objectif de propagande du tableau: un point qui n’échappa alors pas à certains observateurs. En tout cas, de tels éléments nous révèlent que Gros ne se sentait pas tout à fait à son aise dans son rôle de peintre au service de l’empereur.
Le malaise grandissant en lien avec les représentations de batailles à visée nationaliste au XIXe siècle est encore plus flagrant chez Ernest Meissonier (1815-1891). Très apprécié de la bourgeoisie de son époque, Meissonier peignit entre 1861 et 1875 l’une de ses toiles les plus célèbres, dont la place est désormais aussi dans un entrepôt: 1807, Friedland.
Ce mimétisme exagéré qui, à la différence du tableau de Vogel, s’accompagne d’une totale indifférence vis-à-vis du cadre représenté, troubla déjà certains contemporains. Emile Zola qualifia ainsi Meissonier de «peintre officiel de Lilliput». Même à cette époque, les détails présentés passaient pour des ornements creux si l’on considère les vastes conséquences des guerres napoléoniennes en Europe. Peter Geimer estime qu’ils ne font passer «aucun message particulier» et qu’ils mènent à un «trou noir narratif», à l’ennui: pas nécessairement ce que l’on attend d’une scène de bataille.
L’œuvre de Meissonier est toutefois remarquable sur le plan de l’histoire des médias, puisqu’elle prend le point de vue a priori objectif de la photographie (une invention alors nouvelle) pour le transposer à la peinture en tant que principe esthétique.
Le critique d’art Jules Claretie avait raison au moment où il remarqua, en 1873, que la peinture de bataille officielle était morte. Cette forme d’expression fut remplacée par les panoramas: des représentations poussant à l’extrême le principe de la mise en scène créant une certaine illusion, un motif cher à Vogel et Meissonier. Les panoramas visent à placer le public au cœur de l’action, comme on peut le voir encore aujourd’hui dans le panorama Bourbaki à Lucerne.
Le fait que des représentation imprégnées du réel comme le panorama et la photographie aient été et soient encore utilisées à des fins de reproduction, de propagande et de falsification est une autre histoire. Ludwig Vogel était lui aussi parfaitement ancré dans son époque, comme l’explique Heinrich Thommen dans une étude détaillée de l’œuvre du peintre suisse: au crépuscule de sa vie, il fit photographier par le Zurichois Johannes Ganz une série de ses compositions, dont une version ultérieure de son «Winkelried» de 1856, qui furent publiées dans un recueil.


