L’ornement, pomme de discorde
Au XIXe siècle, l’ornement et la production de ce dernier suscitent de nombreux débats. Cette question, qui a dominé les arts et le monde de la culture de l’époque, s’est révélée décisive pour l’esthétique moderne.
« Les goûts et les couleurs ne se discutent pas », dit le proverbe. Pourtant, contrairement à une opinion largement répandue, cette expression ne signifie pas que tout soit permis en matière de goût. Cette apparente tolérance nous vient de l’époque féodale, où l’on estimait en réalité de manière binaire que l’on avait du goût ou que l’on en avait pas. Le goût, au sens de valeurs esthétiques, étant considéré comme la somme d’un art de vivre transmis de génération en génération, il n’y avait pas matière à ergoter. Or l’avènement de l’industrialisation et de la production de masse au XIXe siècle, dont les capacités productives sont étendues grâce à la technique et aux sciences, change la donne. On commence alors à débattre avec véhémence des goûts – avant tout pour rejeter les préférences de l’autre.
S’il est un sujet où se sont cristallisées les divergences d’opinions avec le plus de force, c’est bien l’ornement. Paradoxalement, les styles néo-renaissance, néo-baroque ou néo-gothique, de même que l’orientalisme et la japonisme, font tous leur réapparition à l’époque bourgeoise de l’historicisme marquée par l’industrialisation. Leur point commun? L’ornement, précisément. Tandis que les uns s’opposent sur le type de motif, les autres se déchirent sur sa production. L’historien de l’art anglais John Ruskin (1819 – 1900) dénonce par exemple la réification complète qu’opère la production mécanique de masse. Selon lui, les ornements réalisés de manière industrielle sont froids et stériles à cause de leur perfection, œuvre de la machine. Ruskin fonde le mouvement Arts and Crafts, qui célèbre l’habilité et l’artisanat. Dans le sillon de la Renaissance orientale, on assiste en outre non seulement à une redécouverte de la maîtrise orientale dans les domaines de la joaillerie, des étoffes et de la céramique, mais aussi au triomphe de l’arabesque, que beaucoup considèrent comme une aliénation, à la fois vaine et alambiquée, de la ligne claire occidentale et plus généralement comme une atteinte à la linéarité.
Au terme de cette querelle esthétique résonne l’aphorisme provocateur d’Adolf Loos (1870 – 1933) selon lequel l’ornement est un crime: « l’évolution de la culture va dans le sens de l’expulsion de l’ornement hors de l’objet d’usage. » Les avant-gardistes du Bauhaus espèrent faire table rase de l’historicisme pour imposer une expression virile, républicaine et moderne, exempte de toute fioriture, dépassant toute réification efféminée, orientale et idolâtre. Il s’agit de développer un mode de production adapté au monde industriel qui puisse offrir davantage et présenter une valeur esthétique supérieure à l’artisanat traditionnel. C’est ainsi que naît le nouveau design: la forme vise à l’épure pour servir la fonction. Au foisonnement ornemental s’oppose le minimalisme du « less is more ».
Cependant, la propension à l’ornementation ne s’efface pas totalement. Elle réapparaît de manière protéiforme et pas uniquement dans une opulence néo-baroque, que l’on pourrait expliquer par le besoin de se démarquer des nouvelles élites financières encore peu éduquées. Dans ce retour à l’ornemental, la fonction devient souvent, dans une ruse dialectique, l’ornement lui-même. Dans de nombreux cas, l’ornement joue clairement sur la corde de l’autodérision, comme le suggère l’utilisation de rebuts, par exemple. Il prend aussi l’apparence d’une logomanie – entrelacs de lettres de la marque – qui déconstruit ironiquement ce que la marque devrait garantir, l’essence même de ce qu’elle représente: le mauvais goût s’érige en parangon du bon goût.
Mais, en définitive, on assiste à long terme à un renouveau des « pièces fétiches ». Et celles-ci sont, par leur nature même, décorées, tendant à prouver que l’on est impuissant contre la puissance ornementale. Peut-être ne devrions-nous pas nous débarrasser en permanence, à chaque saison, de nos meubles, de nos vêtements, de notre alimentation – produits industriellement dans les pires conditions pour l’homme et la nature. Pensons plutôt slow fashion, slow food et slow design. Cette approche requiert précisément un savoir-faire à mi-chemin entre artisanat et technique, à l’instar de ce qui se pratique encore dans le domaine textile en Suisse orientale. Les fleurs et les cimes qui s’élancent joliment vers le ciel, ne doivent pas promouvoir une esthétique du bon, du vrai et du beau, comme le revendiquait le mouvement Arts and Crafts, mais peuvent aussi orner le paysage, telles de capiteuses fleurs du mal.
À la recherche du style. 1850 – 1900
Musée national Zurich
23.3. – 15.7.2018
Entre 1850 et 1900, il n’y avait pas de style unique dominant mais différents courants artistiques qui cohabitaient. La France était la référence incontournable avant que la Grande-Bretagne ne rattrape progressivement son retard en créant des écoles d’arts décoratifs, en rassemblant des collections ainsi qu’en ouvrant des musées et en obtenant des succès grâce à leurs idées. Un nouveau métier vit le jour : artiste concepteur ou designer.