Discours de Lénine en 1920 à Moscou.
Discours de Lénine en 1920 à Moscou. Wikimedia

D’une arrière-cour zurichoise au cœur de la révolution

À Berne et à Zurich, Lénine rassemble les ingrédients d’une réaction idéologique qui secouera le monde entier. À ses yeux, les camarades suisses nagent dans le romantisme social et l’opportunisme.

Helmut Stalder

Helmut Stalder

Helmut Stalder est historien, publiciste et auteur de livres, spécialisé dans l'histoire de l'économie, des transports et des techniques.

Le 15 mars 1917, le réfugié russe Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, enfile comme tous les matins son manteau usé et les souliers grossiers que lui a confectionnés le cordonnier et raccommodeur Titus Kammerer. Lénine et sa femme Nadejda Kroupskaïa lui sous-louent en effet une petite chambre, au deuxième étage d’une maison située au numéro 14 de la Spiegelgasse, à Zurich. Au rez-de-chaussée se trouve le Restaurant Jakobsbrunnen, tandis qu’une charcuterie embaume l’air de l’arrière-cour. Kroupskaïa, qui vient de terminer la vaisselle dans la cuisine commune, s’apprête à se rendre avec Oulianov à la bibliothèque centrale. C’est là que, depuis bien un an, cet exilé discret se consacre à la lecture chaque jour dès 9 heures. Il n’en sera rien ce matin-là: un camarade polonais du cercle de débats d’extrême-gauche «Kegelklub» se rue chez lui depuis le quartier de Niederdorf. Hors d’haleine, il lui répète les nouvelles de l’édition spéciale: la révolution russe a éclaté. Lénine est sous le choc. «Il en est resté le souffle coupé», écrira Kroupskaïa dans ses mémoires.
Lénine et sa femme vécurent dans cette chambre de la Spiegelgasse de Zurich à partir de 1916.
Lénine et sa femme vécurent dans cette chambre de la Spiegelgasse de Zurich à partir de 1916. © Anton Krenn / Fondation suisse pour la photographie
Ils se hâtent vers les panneaux d’affichage de la «Neue Zürcher Zeitung», à la place Bellevue. Abasourdis, ils relisent plusieurs fois la une: la veille, après trois jours de lutte, la révolution a triomphé à Petrograd (Saint-Pétersbourg actuelle). Le tsar Nicolas II a été chassé du pouvoir, tous ses ministres ont été arrêtés, et douze membres de la Douma ont pris les rênes du gouvernement. Cette fois, Lénine en est convaincu: le moment tant attendu est arrivé. «Nous craignons de ne pas pouvoir quitter si vite cette maudite Suisse», écrit-il à une amie. Des compagnons de route se rappelèrent plus tard ses propos: il se serait senti en Suisse «entièrement coupé de la Russie, comme enfermé dans un bocal», et n’aurait rien eu d’autre en tête que de quitter «cette Suisse triplement maudite». Le jour même, il demande à des contacts de se renseigner sur ses options: se rendre en Russie avec un passeport suisse «emprunté» ou de faux papiers et une perruque, via la France et l’Angleterre, ou illégalement via l’Allemagne, avec l’aide d’un contrebandier, ou encore en se faisant passer pour un Suédois sourd et muet sous un faux nom, voire en recourant à la voie aérienne. Un seul but l’anime: quitter la Suisse pour Saint-Pétersbourg afin de faire de la révolution bourgeoise une révolution bolchévique.

Radica­li­sa­tion en exil

Vladimir Ilitch Oulianov avait œuvré à cet unique objectif des années durant. Né en 1870 à Simbirsk (Oulianovsk depuis la mort de Lénine en 1924), au bord de la Volga, il est le fils du directeur des écoles et haut fonctionnaire Ilia Nikolaïevitch Oulianov. Après l’exécution de son frère aîné Alexandre pour avoir orchestré une tentative d’attentat contre le tsar Alexandre III, Vladimir rejoint le mouvement marxiste. Exclu de l’Université de Kazan, il obtient tout de même son examen d’État en études de droit. Se rendant une première fois en Suisse en 1895 pour suivre une cure, il y rencontre des exilés russes, notamment le théoricien marxiste Gueorgui Plekhanov, qu’il adule alors. De retour en Russie, Lénine est emprisonné durant 15 mois et exilé trois ans en Sibérie à cause de ses actions anti-impérialistes. Une fois son exil terminé, vers 1900, il parcourt l’Europe, lisant, écrivant et semant le trouble, désormais sous le nom de guerre «Lénine». En 1903, il se rend à Genève, puis à Munich, où il publie son traité politique «Que faire?», qui plaide en faveur d’un parti strictement géré par des professionnels. Il passe ensuite à l’action à Londres, où il inscrit la «dictature du prolétariat» dans le programme du Parti socialiste ouvrier de Russie et dresse ses bolcheviks (du russe «большинств», majorité), radicaux, contre les mencheviks («меньшинство», minorité), modérés. Alors que la première révolution russe éclate en 1905, il retourne dans sa patrie, mais doit de nouveau s’exiler en 1907 en Finlande, puis en 1908 à Genève. Pendant un certain temps, il sème le trouble depuis Paris, apparaît dans le village de Poronin, près de Cracovie, et lance en 1912, toujours depuis l’étranger, le journal «Pravda» (mot russe pour «vérité»). Lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale à la fin de l’été 1914, il se trouve dans le royaume de Galicie et de Lodomérie, en Autriche-Hongrie, où il est immédiatement considéré comme un étranger ennemi. Il fut finalement autorisé à rejoindre un État neutre.
La première édition du journal Pravda, mai 1912.
La première édition du journal Pravda, mai 1912. Wikimedia

«Fortement imprégné de bien-pensance»

Le 5 septembre 1914, Lénine, sa femme Kroupskaïa et sa belle-mère se présentent à la douane de Buchs (SG) sans autorisation de passer. On ne le laisse entrer que lorsque les chefs de file socialistes Herman Greulich de Zurich et Robert Grimm, de Berne, se portent garants pour lui. Lénine se rend à Berne, où l’asile lui est accordé moyennant une simple caution. Les Oulianov n’y poseront toutefois jamais leurs valises pour de bon: au cours des 17 mois passés dans la Ville fédérale, ils changent quatre fois de logis dans le quartier de la Länggasse, vivant tour à tour au Donnerbühlweg, au Distelweg, à la Waldheimstrasse et au Seidenweg. Ils se voient contraints de quitter des logements à plusieurs reprises pour différents motifs: propriétaire souhaitant louer à des croyants ou encore utilisation des lampes électriques jour et nuit. «Tout en Suisse est fortement imprégné de bien-pensance», clame Kroupskaïa. Selon elle, Berne abrite de nombreuses bonnes bibliothèques, «mais la vie est entièrement dominée par la mentalité de la petite-bourgeoisie». Lénine reconnaît à la Suisse sa «grande liberté politique», son «mouvement démocratique très avancé» et ses structures fédéralistes. Mais il ne peut pas se défaire de «l’impression que nous étions enfermés dans cette cage petite-bourgeoise démocratique».
À Berne, Lénine était un vrai rat de bibliothèque. Bon de prêt de 1914.
À Berne, Lénine était un vrai rat de bibliothèque. Bon de prêt de 1914. e-manuscripta
Il organise à Berne une rencontre clandestine, présente des thèses sur «Les tâches de la social-démocratie révolutionnaire dans la guerre européenne», tient des conférences et participe à des rencontres. Ce faisant, il ne perd jamais de vue son objectif, à savoir faire renaître de ses cendres l’Internationale socialiste, détruite lors de l’entrée en guerre, et d’en faire l’instrument d’un renversement révolutionnaire. Lénine éprouve bien des difficultés avec les sociaux-démocrates suisses. Robert Grimm, homme d’influence bernois, échange constamment avec lui, mais n’en rejette pas moins la violence révolutionnaire et la dictature prolétarienne. Ernst Nobs, autrefois rattaché à l’aile gauche du parti, se tient à distance. D’autres, comme les conseillers nationaux romands Charles Naine et Ernest Paul Graber, évitent tout bonnement Lénine. En dehors de son cercle restreint de partisans, il est vu comme un «sectaire profondément tordu», un «trouble-fête excentrique». Il estime de son côté ses camarades suisses être des opportunistes pacifistes et dociles.

Les «ornitho­logues» de Zimmerwald

À l’automne 1915, Lénine voit une opportunité de mettre en application sa ligne radicale. Grimm organise une conférence internationale réunissant des socialistes dissidents issus de tous les États en guerre. Le 5 septembre, au nombre de 38, des représentants bulgares, néerlandais, italiens, lettons, norvégiens, polonais, suédois, roumains, russes, français, allemands et suisses se rassemblent et se rendent en calèche à Zimmerwald. Léon Trotski écrira par la suite: «Les délégués eux-mêmes plaisantaient, disant qu’un demi-siècle après la fondation de la première Internationale, il était possible de transporter tous les internationalistes dans quatre voitures.» À Zimmerwald, ils prennent leurs quartiers dans la pension «Beau-Séjour», sous la couverture d’une association d’ornithologues imaginaire.
Carte postale de Zimmerwald, 1904.
Carte postale de Zimmerwald, 1904. Wikimedia
Grimm ouvre la conférence en affirmant qu’il ne s’agit pas de créer une nouvelle Internationale, mais «d’appeler le prolétariat à une action commune en faveur de la paix». Lénine, qui méprise le «romantisme social» et le «pacifisme social», exige sans en démordre la création d’une nouvelle Internationale, qui fera de la guerre contre les autres États une guerre civile de chaque peuple contre son gouvernement. Ses idées, qu’il partage avec une poignée de partisans, ne pénètrent toutefois pas les esprits. Après de nombreux allers-retours, un manifeste rédigé conjointement par Grimm et Trotski est finalement approuvé. Celui-ci s’articule autour de l’exigence d’un accord de paix immédiat et de l’appel à l’ensemble des socialistes de se dresser contre la guerre. «Par-dessus les montagnes des corps de nos morts, par-dessus les ruines encore fumantes des villes et des villages, par-dessus les trésors détruits... Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!» À Zimmerwald comme à la conférence suivante, organisée en 1916 à Kiental, Lénine s’incline en prononçant cette phrase, qui deviendra le slogan de la guerre civile. Il gagne néanmoins en réputation auprès des socialistes révolutionnaires d’Europe. Il nomme son mouvement «Zimmerwalder Linke», nouveau synonyme de bolchévisme. Trotski, finalement rangé à son avis, décrira cette période en ces termes: «C’est à Zimmerwald que Lénine tendit fortement le ressort pour une future action internationale. Dans ce petit village de la montagne suisse, il posa les premières pierres de l’Internationale révolutionnaire.»

Une dangereuse théorie née à Zurich

En février 1916, Lénine déménage à Zurich. Ayant commencé la rédaction de son écrit révolutionnaire sur l’impérialisme et le capitalisme à Berne, il espère trouver plus vite l’inspiration à Zurich. En outre, Robert Grimm, homme dont il est désormais aux antipodes, domine la scène politique bernoise. À Zurich en revanche, c’est Fritz Platten, secrétaire de l’organisation zurichoise du travail et partisan de Lénine depuis l’épisode de Zimmerwald, et Willi Münzenberger, grande source d’inspiration pour la jeunesse socialiste, qui donnent le ton. «À Zurich vivaient de nombreux jeunes à l’esprit révolutionnaire et de différents pays, il y avait des travailleurs, le parti social-démocrate était situé plus à gauche, mais surtout, la mentalité de la petite-bourgeoisie se faisait beaucoup plus discrète», se souvient Kroupskaïa. Lénine travaillait du matin au soir avec discipline: dans la bibliothèque centrale, dans la «Centrale pour la littérature sociale» au Seilergraben, à la Museumsgesellschaft du Limmatquai, à la maison syndicale «Eintracht» sur le Neumarkt. Son livre «L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme», paru en août 1917, constitue «l’arme intellectuelle déterminante du communisme mondiale dans sa confrontation avec la société et le système de valeurs capitalistes», selon l’historien Willi Gautschi. Toujours d’après lui, c’est en Suisse que Lénine a rédigé presque tous les écrits fondamentaux sur lesquels repose le bolchevisme. «Il n’est pas exagéré de dire que la poudre intellectuelle à laquelle il a été mis le feu lors de la révolution d’Octobre a été fabriquée par Lénine en Suisse, et diffusée par ses partisans depuis ce même pays». Alexandre Soljenitsyne, le dissident russe qui a lui-même vécu deux ans à Zurich dans les années 1970, a lui aussi vu dans l’exil suisse «les années décisives au cours desquelles Lénine a jeté les bases de l’État soviétique».
Couverture de la Schweizer Illustrierte du 15 décembre 1917.
Couverture de la Schweizer Illustrierte du 15 décembre 1917. Musée national suisse
Kroupskaïa a un jour décrit Lénine comme le «loup blanc du nord russe», qui se jette jour et nuit contre les grilles du chenil. En mars 1917, Lénine cherche désespérément un moyen d’entrer en Russie pour mettre sa théorie en pratique. C’est alors qu’il lui vient l’idée de traverser l’Empire allemand en train, en toute légalité. Grimm tâte le terrain du côté diplomatique: l’Allemagne se montre intéressée par la perspective de déstabiliser la Russie en y faisant entrer des révolutionnaires afin de mettre un terme à la guerre à l’Est. Fritz Platten est chargé d’organiser le voyage et de les conduire à la frontière russe. Lénine pose plusieurs conditions: le wagon du groupe de voyageurs devra être désigné «extraterritorial», afin qu’il ne puisse pas être accusé de coopération avec l’ennemi. Lors de la traversée de l’Allemagne, les portes devront rester fermées en tout temps. Personne ne devra entrer ni sortir. Enfin, seul Platten pourra entrer en contact avec les Allemands. Ses conditions sont respectées.
Reportage TV sur le retour de Lénine en Russie. RTS
Ainsi, après un repas au «Zähringerhof», une trentaine d’émigrants russes se rendent à la gare centrale le 9 avril 1917. Le train express quitte Zurich en direction de Schaffhouse à 15h20. Sept jours plus tard, après avoir parcouru l’Allemagne, le Danemark, la Suède et la Finlande, ils arrivent à Saint-Pétersbourg. Lénine, qui, il n’y a pas si longtemps, vivait chez un cordonnier et n’était aux yeux de tous qu’un intellectuel excentrique, devient du jour au lendemain l’exécutant implacable de sa théorie. Dans le sillage de la révolution d’Octobre, il instaure la dictature bolchevique qui coûtera la vie à des dizaines de milliers de personnes.

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