Le réformateur Ulrich Zwingli lors d’une disputatio avec des anabaptistes, lithographie de 1842.
Le réformateur Ulrich Zwingli lors d’une disputatio avec des anabaptistes, lithographie de 1842. e-rara / ZB Zürich

Margret Hottinger en ses propres mots

Les adeptes du mouvement anabaptiste de la région de Zurich étaient persécutés et exécutés à l’époque de la Réforme. De nombreux stéréotypes dégradants circulent encore de nos jours à leur sujet. L’étude des sources historiques dresse toutefois le portrait d’un mouvement de contestation dans lequel les femmes jouaient elles aussi un rôle important.

Joël László

Joël László

Auteur et traducteur, Joël László travaille à la bibliothèque universitaire de Bâle.

Les adeptes du mouvement anabaptiste de la région de Zurich étaient persécutés et exécutés à l’époque de la Réforme. De nombreux stéréotypes dégradants circulent encore de nos jours à leur sujet. L’étude des sources historiques dresse toutefois le portrait d’un mouvement de contestation dans lequel les femmes jouaient elles aussi un rôle important. Commençons par la fin. La chronique du Saint-Gallois Fridolin Sicher relate la capture d’un groupe d’hommes et de femmes le 26 mai 1530 à Waldsee, au nord de Ravensbourg. On les accuse d’anabaptisme, qui est passible de la peine de mort dans l’empire de Charles Quint depuis 1529. L’anabaptisme est issu des mouvements de la Réforme dans les années 1520. Ses différents courants se caractérisent par le refus de baptiser les enfants. En réservant le baptême aux adultes, ils estiment que cet acte solennel constitue alors une adhésion volontaire au christianisme. En Suisse, une branche de l’anabaptisme est formée par d’anciens adaptes et disciples d’Ulrich Zwingli.
Des anabaptistes sont faits prisonniers lors d’un rassemblement en forêt dans la seigneurie de Grüningen, en mai 1526.
Des anabaptistes sont faits prisonniers lors d’un rassemblement en forêt dans la seigneurie de Grüningen, en mai 1526. e-manuscripta / ZB Zürich, Ms B 316, fol. 245v
Revenons-en au groupe capturé en 1530: six des hommes sont passés par le fil de l’épée peu après. Parmi eux, Jakob Hottinger de Zollikon, près de Zurich. La chronique de Fridolin Sicher décrit également comment l’une des femmes est jetée à l’eau. Pour lui donner la possibilité d’abjurer sa foi, on la remonte peu avant qu’elle n’étouffe, mais celle-ci se contente de déclarer: «Pourquoi me faites-vous ressortir? Ç’en était presque déjà fini de ma chair.» La scène fait froid dans le dos. Fait remarquable: des dernières paroles sont consignées pour la postérité, et celles d’une femme, de surcroît.

Extraits des procès-verbaux d’interrogatoire

La noyée est selon toute vraisemblance Margret Hottinger, sœur de Jakob. Seuls quelques fragments de sa biographie peuvent être reconstitués, mais toutes les sources qui nous sont parvenues s’accordent sur son éloquence. Margret Hottinger s’est exprimée, et avec elle bon nombre d’anabaptistes de Zurich et de Suisse orientale. Voilà précisément ce qui posait un sérieux problème aux réformateurs et aux autorités. Les premiers témoignages de Margret Hottinger proviennent de procès-verbaux du Conseil zurichois, après que celle-ci a été arrêtée, jetée en prison et interrogée fin 1525 en même temps que tous les anabaptistes notables de Zurich. On lui donne alors le choix: soit elle abjure et elle sera libérée contre une amende, soit elle sera jetée dans la tour de Wellenberg au pain et à l’eau. D’autres anabaptistes de renom, comme Martin Linck et Michael Sattler, capitulent. Margret Hottingerin von Zollikckenn – lit-on dans les sources – gitt ir antwurt («donne sa réponse»). En voici la teneur: «Je ne saurais dire qui exactement m’a initiée à l’anabaptisme. Conrad Grebel et Felix Manz sont venus à Zollikon et ont lu des passages de la Bible. Personne ne s’était fait baptiser avant l’arrivée de Jörg Blaurock. Il était le premier. Je me suis donc aussi fait baptiser. Je n’ai toutefois connaissance d’aucune conspiration ni machination.» Margret Hottinger tient bon. L’interrogatoire se poursuit tout l’hiver durant. On peut lire dans le procès-verbal d’interrogatoire suivant:

Je n’abjurerai que s’ils peuvent me prouver que le baptême des enfants est légitime.

Margret Hottinger
La Bible ne contient en effet pas le moindre exemple du baptême d’un enfant, raison pour laquelle à l’origine, Ulrich Zwingli lui-même n’était pas opposé au baptême des adultes. La Zurich réformée finit cependant par se détourner de cette idée après plusieurs disputationes publiques: le baptême des enfants devient la norme, et l’anabaptisme est réprimé de plus en plus sévèrement. Margret Hottinger est à nouveau interrogée le 5 mars 1526. Elle persévère: «Je reste fidèle à l’anabaptisme, car cela est juste et légitime. Les personnes rebaptisées monteront au ciel. Celles qui n’y croient pas et qui s’y opposent sont des enfants du diable.»
Organisée le 17 janvier 1525 à l’hôtel de ville de Zurich, la disputatio consacrée aux anabaptistes ressemble plutôt à un interrogatoire.
Organisée le 17 janvier 1525 à l’hôtel de ville de Zurich, la disputatio consacrée aux anabaptistes ressemble plutôt à un interrogatoire. e-manuscripta / ZB Zürich, Ms B 316, fol. 182v
Vient alors le témoignage d’une autre femme. La dénommée Winbrat Fanwiler, de Saint-Gall, se montre tout aussi téméraire: «Ce qui n’a pas été planté par le Seigneur doit être arraché et brûlé dans le feu éternel. Les Saintes Écritures contiennent-elles ne serait-ce qu’un seul mot indiquant que les enfants doivent être baptisés? C’est précisément pour cela que le baptême des enfants n’est pas légitime. En revanche, le baptême que nous avons reçu l’est bel et bien.» Deux jours plus tard, le Conseil de Zurich serre la vis et rend un nouveau jugement: «Les rebaptiseurs seront enfermés dans la nouvelle tour. On leur donnera du pain et de l’eau pour toute nourriture, et ils coucheront sur de la paille. Leur gardien devra prêter serment de ne laisser personne ni entrer, ni sortir. Ils périront et pourriront dans la tour, à moins que l’un d’eux ne veuille renoncer à son opinion et à son erreur, et fasse preuve d’obéissance.» En compagnie d’autres anabaptistes, Margret Hottinger résiste à la pression pendant presque deux autre mois, mais finit par céder: elle abjure et recouvre sa liberté. Ceci, bien sûr, sans renoncer véritablement à sa foi. Avec son frère Jakob, Margret Hottinger prend aussitôt le chemin de la Suisse orientale. Winbrat Fanwiler les accompagne.

Des paroles de femmes rappor­tées par des hommes

Des écrits de cette époque nous sont également parvenus, mais ceux-ci semblent différents, étranges. Nos sources ne sont pas des procès-verbaux ou des actes judiciaires, mais des comptes rendus et des lettres écrits par des hommes et adressés à d’autres hommes. Si dans sa chronique de la Réforme à Saint-Gall, Johannes Kessler décrit certes Margret Hottinger comme une femme à la «conduite très pudique», aimée et respectée par les rebaptiseurs, ç’en est fini des paroles aimables dès la phrase suivante. Margret Hottinger aurait en effet proclamé à haute voix en plein Saint-Gall: «Je suis Dieu!» Elle aurait en outre pardonné les péchés d’autres croyants et affirmé: «Qui prie, pèche.» Enfin, elle aurait prononcé des paroles incompréhensibles dans une langue inconnue, comme mue par la volonté de Dieu. La chronique de Kessler consacre ensuite plusieurs pages aux actes et aux paroles de certaines femmes. Même Winbrat Fanwiler, ancienne compagne de cellule de Margret Hottinger, est mentionnée, bien qu’elle se fasse soudainement appeler Martha. On dit d’une Verena Burmerin qu’elle a l’écume aux lèvres, qu’elle s’exprime d’une voix cruelle, qu’elle tremble et qu’elle déclare à qui veut bien l’entendre: «Je dois engendrer l’antéchrist!» Vient ensuite une certaine Barbara Mürglen, qui crie «Malheur à moi!» avant de s’effondrer. Elle se relève et s’exclame: «Qu’avons-nous fait, mais qu’avons-nous fait!» Son visage s’empourpre. Elle transpire tellement qu’il faut lui ouvrir la ceinture et la dévêtir jusqu’à ce qu’elle se retrouve entièrement nue. Dans un autre épisode, Barbara Mürglen et Verena Burmerin prêchent nues, assises devant un groupe d’hommes. Johannes Kessler rapporte que l’un de ces hommes aurait porté son regard sur leur intimité et exprimé en pensée le souhait qu’elles couvrent celle-ci. Verena Burmerin serait néanmoins parvenue à lire dans ses pensées. Elle se serait alors approchée de lui et l’aurait puni.

Ulrich Zwingli entre en scène

Des hommes se laissant punir par des femmes nues? Et ce n’est pas tout. La rumeur se répand comme une traînée de poudre. Ulrich Zwingli en personne écrit au théologien saint-gallois Joachim Vadian pour lui demander de lui rapporter précisément ce qu’il se passe chez les anabaptistes. «Un messager de Johannes Hess de passage», écrit Zwingli, «m’a rapporté oralement ce qui suit: les rebaptiseurs auraient commencé à partager leurs femmes, c’est-à-dire que certains seraient allés chez les femmes des autres, et ce sous le regard des hommes et avec le consentement des femmes. Je souhaite également vivement obtenir des informations sur un fait similaire, à savoir une femme jusqu’ici honorable et respectée, dont on raconte ici qu’elle est sortie nue dans la rue et qu’elle s’est offerte à tous en portant la main à son pubis et en prononçant des paroles pieuses, comme: "Détachée de mon corps et de ma chair, je vis dans l’esprit. Chacun peut donc disposer de moi comme bon lui semble."» Zwingli explique également qu’il a entendu dire que cinq anabaptistes s’étaient rendus coupables d’actes homosexuels près d’Appenzell, et qu’ils avaient été brûlés pour ce motif. Il conclut son récit par ces mots: «Voilà où leurs croyances les auront menés!»
Felix Manz, également mentionné par Margret Hottinger, est noyé dans la Limmat pour anabaptisme le 5 janvier 1527.
Felix Manz, également mentionné par Margret Hottinger, est noyé dans la Limmat pour anabaptisme le 5 janvier 1527.       e-manuscripta / ZB Zürich, Ms B 316, fol. 284v
Il y a fort à parier que ces récits mélangent allègrement réalité et fiction. Toutes ces descriptions interpellent cependant par la nature extrêmement stéréotypée des actes de débauche sexuelle que les anabaptistes auraient commis. Aussi peut-on se demander si les auteurs masculins de ces écrits ne se seraient pas laissé déborder par leurs propres fantasmes, colportant des propos diffamatoires par la même occasion. Quoi qu’il en soit, leur formulation ainsi que les figures de style choisies sont, à leur manière, explicites et laissent supposer que les actes de parole féminins de la première période anabaptiste touchaient à des peurs profondément ancrées. Pour maîtriser ces peurs et légitimer leurs actions, les élites de l’époque ont alors recours à une technique aussi éprouvée que récurrente: la dévalorisation sexuelle. On retrouve dans le récent long-métrage consacré à Ulrich Zwingli quelques traces des lourdes conséquences de ces représentations et stéréotypes dégradants pour les femmes anabaptistes en Suisse. Cette image apparaît en revanche très clairement dans la nouvelle de Gottfried Keller Ursula. On ne peut s’empêcher de trouver un certain kitsch au traitement de Zwingli dans cette œuvre, notamment lorsqu’il est question de la «charmante clarté de son dialecte du Toggenburg» et de «son sens de la formule.» Mais que se passe-t-il lorsqu’Ursula, l’anabaptiste, ouvre la bouche? Un «feu charnel» commence à briller dans ses yeux, un feu qui est en même temps la «flamme du feu follet» qui l’a entraînée hors du droit chemin. Ses paroles, en revanche, sont parfaitement incompréhensibles.
L’adaptation cinématographique de la nouvelle Ursula de Gottfried Keller (une coproduction des télévisions est-allemande et suisse de 1978) fit scandale dans les deux pays, notamment en raison de ses scènes de promiscuité sexuelle. YouTube / ARD Video
La représentation sexualisée des femmes anabaptistes permet d’établir ou, dans le cas présent, de rétablir, une hiérarchie. En effet, le pouvoir de s’exprimer de manière compréhensible est aussi celui de contrôler le cours des événements. Quant aux personnes incapables de se faire comprendre, l’on est en droit de leur donner des ordres. Il est donc temps de mettre en lumière et de véritablement prendre conscience de la manière dont Margret Hottinger (et bien d’autres femmes anabaptistes) a donné sa réponse, s’est exprimée en ses propres mots. Le côté scandaleux des sources nous empêche bien trop facilement de nous rendre compte qu’aux débuts du mouvement anabaptiste zurichois, certaines personnes au bas de l’échelle sociale réussirent brillamment à s’approprier une plus grande liberté de parole et d’action.

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